FORUM SANTÉ

Que cela soit dans le domaine de la prévention, des connaissances scientifiques, des diagnostics ou des traitements, les biais de genre restent malheureusement encore trop nombreux. Pour la 5e édition du Forum Santé, Le Temps et Heidi.news ont décidé de se pencher sans tabous sur ces questions pour mieux les comprendre et contribuer à les déconstruire. Le conseiller fédéral Alain Berset viendra par ailleurs répondre à vos questions. Ce sera le 3 novembre à l’Unil. Evénement gratuit, inscriptions sur: events.letemps.ch/sante

Il a voulu raconter son histoire pour éviter que les non-concernés le fassent à sa place. A leur place, car Océan est l’un des visages, épanoui et pédagogue, des personnes transgenres en France. Réalisateur, humoriste, militant féministe et LGBTQIA+, il a filmé toute sa transition dans une websérie documentaire en deux saisons – Océan et En infiltré·e·s – diffusée sur France · tv Slash en 2019 et 2021.

A quelques jours du Forum santé du Temps et Heidi. news, durant lequel l’artiste appellera à «dédramatiser les questions de genre», Océan ouvre une fenêtre sur son intimité. Sans angle mort, il décrit l’insécurité, les violences, la charge politique de la visibilisation trans et le dédale d’un système de santé qui maîtrise mal le sujet. Il répond aussi aux parents concernés par la transidentité d’un enfant, tout comme aux accusations de «dictature des minorités», infusées dans des débats volcaniques.

Le Temps: Quels ont été les premiers jalons de votre cheminement intime?

Océan: Je souhaite rappeler d’entrée que chaque parcours trans est unique et différent, même si des points communs existent: la transphobie, l’incompréhension et le manque d’enthousiasme généralisé face aux transitions. Néanmoins, nous pouvons, en caricaturant malgré les nuances, parler de deux grandes catégories de personnes. Celles qui, très dysphoriques – se sentant mal dans leur corps et genre assigné –, se posent très tôt des questions de corporalité intense. Et les autres qui, comme cela a été mon cas, font un cheminement plus tardif. Enfant de 1977, j’ai grandi sans internet et n’avais pas accès aux informations, ni à des représentations trans. Je n’ai donc pas pu penser ma transidentité dans un premier temps.

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Y a-t-il ensuite eu un déclencheur?

Les études féministes. C’est grâce à elles et à un parcours intellectuel que j’ai pu déconstruire «sexe et genre». J’ai compris que le genre était avant tout une question de socialisation, et que ce qu’il y a dans notre culotte ne veut pas dire grand-chose. Puisqu’il y avait un accès possible aux hormones. Finalement, j’ai compris qu’il était possible de me sentir mieux et de transitionner.

Vous identifiez-vous aujourd’hui aux hommes cisgenres – qui se reconnaissent dans
le genre qui leur a été assigné à la naissance?

Non, car ils ont une vie bien plus facile que moi. Je me considère comme un homme trans. J’ai été socialisé en tant que femme et ai vécu toutes les discriminations que l’on peut y associer. Cela fait partie de mon histoire. Aujourd’hui, je suis un homme socialement. J’ai changé mes papiers et je ne suis pas moins «valable» qu’un homme cis et devrais être traité comme son égal, mais je fais partie du groupe des personnes sexisées (qui vivent le sexisme), qui inclut le groupe des femmes. Comme elles, les trans sont largement discriminés et je ne suis jamais complètement en sécurité.

Dans quelle mesure les hommes trans ont-ils leur place dans les luttes féministes? Comment y avez-vous été accueilli?

J’ai une place inconfortable mais intéressante. Au début de ma transition, quand j’étais moins armé, je pouvais me faire intimider par des femmes cis qui tenaient un discours transphobe sans s’en rendre compte. Hormis les transphobes affirmées – les TERF, comme J.K. Rowling – il y a aussi beaucoup de femmes peu éduquées sur les questions trans. Elles croient que les hommes trans qui ont changé leur genre sur leurs papiers devraient être exclus d’office des luttes féministes. C’est une très grave erreur. Ils sont au cœur de ces combats parce qu’ils sont dans la même quête d’égalité, vivent certains problèmes physiques communs – je peux par exemple aussi avoir un cancer de l’utérus – et subissent parfois même des violences sexistes décuplées, du fait de leur transidentité.

Avez-vous un exemple?

Si je vais aux toilettes dans un bar où se trouvent plein de mecs saouls et qu’ils comprennent que je n’ai pas de pénis, je peux être sujet à une agression sexuelle ou à de la violence physique. Les hommes trans n’accèdent pas au privilège masculin, mais simplement à un certain confort, qui peut se perdre à tout instant quand notre transidentité est découverte.

Vous entrez en revanche dans les espaces des hommes cisgenres. Comment cela se passe-t-il?

Cela a une fonction intéressante pour les luttes féministes, car cet accès m’ouvre tout à coup à des hommes qui n’écoutent pas les femmes et ont tendance à rejeter totalement leur parole engagée. Quand ils se retrouvent face à moi en ne sachant pas forcément que je suis trans, ils ont une écoute qu’ils n’ont pas avec les femmes. Je suis presque un espion. Si j’entends des remarques sexistes dans le vestiaire de la salle de sport, j’ai la possibilité de reprendre celui qui les a prononcées et de lui faire comprendre que ça craint. Par contre, si, au restaurant, je demande à des hommes de parler moins fort par exemple, j’ai aussi le risque de me faire péter la gueule!

Vous interviendrez durant le Forum santé du «Temps». Avez-vous rencontré un manque de connaissances du corps médical vis-à-vis de la transidentité?

Complètement. Les personnes trans sont toujours plus expertes que les médecins. Il y a peu de recul sur les hormones, des formations quasi inexistantes, et des violences qui font que l’on rechigne un peu à consulter. Exemples: tu viens parce que tu as mal au genou et on te dit que c’est parce que tu es trans. Ou on te refuse des soins gynécologiques après t’avoir demandé: «Vous êtes sûrs que vous avez un vagin?» C’est hyperbanal.

Comment sont les médecins chargés des parcours transidentitaires?

Il s’agit souvent de vieux médecins autoproclamés «spécialistes» qui travaillent à l’ancienne, sont ultra-psychiatrisants et traitent les patients comme s’ils étaient atteints d’une pathologie. Or, c’est la société qui est malade, pas nous. La pathologie, c’est de croire au fantasme de la binarité sexuelle quand toute la recherche, d’Anne Fausto-Sterling à Katrina Karkazis, prouve que les variations sexuelles sont multiples et complexes. Les praticiens «spécialistes» sont souvent très maladroits, voire à côté de la plaque. J’ai pu m’épargner ces gens-là car j’avais les moyens de payer un suivi dans le privé et de choisir mes médecins. Mais la plupart des jeunes trans ne le peuvent pas, puisqu’un système d’exclusion familiale et sociale fait qu’ils se retrouveront plus facilement dans la précarité.

Quels progrès devrait faire le système de santé?

Les choses ont déjà évolué et je connais moins bien la situation en Suisse qu’en France. Il est important que les médecins soient capables de reconnaître qu’ils ont à apprendre des personnes concernées et pas l’inverse. Ils doivent se former, sans toutefois le faire malgré nous. Je m’explique: la dernière fois que je suis allé voir un généraliste que je ne connaissais pas parce que je m’étais blessé à l’épaule au ski, il a réussi à me poser neuf fois des questions sur la testostérone et sur mon traitement. C’est sympa de s’intéresser, mais ce n’était pas le sujet ni le moment. Organiser des formations avec des personnes trans me semble plus pertinent que de bombarder tous les patients de questions.

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Après avoir fait un premier coming out public avec votre spectacle «La Lesbienne invisible», vous avez réitéré avec la révélation, en vidéo, de votre transidentité. Cette visibilisation à large échelle avait-elle un but politique?

Absolument. C’était pédagogique plus que politique au départ. La vidéo a permis à beaucoup de gens de s’identifier, des enfants ont pu montrer cela à leurs parents. Dans une société aussi mal informée, où ces sujets sont si tabous et les préjugés sur les personnes trans si nombreux, toute visibilisation même individuelle de groupes invisibilisés devient politique. C’est important que les personnes concernées racontent leurs propres histoires.

Vous avez filmé toute votre transition dans une série puis un long métrage. Nous y sautons à pieds joints dans votre intimité familiale et entendons votre maman lancer: «C’est un peu comme si ma fille était morte.» Qu’avez-vous envie de dire aux parents confrontés à la transidentité de leur enfant?

Les parents disent souvent: «Je dois faire le deuil de mon enfant.» C’est extrêmement anxiogène pour les personnes trans. Pour autant, on ne peut pas enlever aux parents cette sensation et leur dire «c’est mal». Ce que je leur réponds alors, c’est qu’ils doivent faire le deuil non pas de leur enfant, mais de leur propre projection sur son genre. Faire un enfant, c’est accepter qu’il ne soit pas forcément comme on l’a imaginé. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile, mais je crois qu’on ne fait pas des enfants pour qu’ils deviennent des petits soldats brainwashés. S’ils sont vraiment sincères avec eux-mêmes, les parents savent que s’ils ont mis un être au monde, c’est pour qu’il soit heureux, libre, qu’il se sente bien et s’épanouisse. Ma mère a finalement fait son propre travail pour comprendre ce qui la perturbait dans ma transidentité.

En quoi consiste ce travail personnel, pour les parents?

L’enfant trans a besoin d’être soutenu et accompagné. Il vit déjà des violences à l’extérieur du foyer et il faut éviter qu’il n’en vive aussi à l’intérieur. Au lieu de vouloir l’envoyer chez le psy et le convaincre que «c’est n’importe quoi», il faut se remettre en question soi-même et comprendre pourquoi sa relation au genre est aussi figée et dramatisée. Quand une personne trans arrive en disant «je transitionne», elle y a réfléchi depuis des mois, voire des années. Le travail de déconstruction et d’acceptation a déjà été fait, elle n’a pas à porter le chemin des autres.

Dans quelle mesure y a-t-il une possibilité que l’enfant change d’avis plus tard?

Une personne trans sait ce qui est bon pour elle. Personne ne parle de ça comme ça, en l’air. Si on regarde précisément les parcours des détransitions, on y voit que la grande majorité de ces retours en arrière sont faits par des personnes trans qui, après avoir vécu tellement de violences, craquent. Iels abandonnent parce qu’il y a de la transphobie, pas parce qu’iels ont changé d’avis. Et les 0,01% qui ont changé d’avis… Et alors? Pourquoi pas? Ce n’est pas grave. Le taux de suicide est sept fois plus élevé chez les jeunes trans que chez les jeunes cis. En prenant le risque que son enfant se foute en l’air parce qu’on l’empêche de transitionner, qu’est-ce que les parents ont à gagner? Il faut se tourner vers les associations, les groupes de parole, c’est là que sont les ressources. Et l’excuse «j’ai peur que mon enfant souffre» ne tient pas. Donnez-lui de la force, dites-lui que ça va être génial et que ça va aller.

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Le vocabulaire de la transidentité crispe certains qui y voient un lot de complications, quand d’autres craignent de «mal faire» en utilisant le mauvais terme ou pronom. Vous appelez là aussi à «dédramatiser» la question.

Oui, il faut arrêter la mauvaise foi sur de nouveaux mots qui seraient insurmontables. On a appris je ne sais combien de nouveaux mots en quelques jours durant la pandémie sans que ce soit un problème. Si les gens n’arrivent pas à retenir les termes qui nous concernent ou disent ne rien comprendre, c’est qu’il y a une volonté, pas complètement assumée, de ne pas faire d’efforts. Il faut simplement se renseigner: en quinze minutes, c’est réglé. Et on n’a pas besoin de retenir tous les termes non plus. Nous, on demande juste aux gens de nous genrer correctement.

A l’heure de débats clivés et violents autour du genre, que répondez-vous à celles et ceux qui parlent d’une «dictature des minorités» ou de «propagande transgenre»?

Je leur sortirais très calmement les chiffres liés aux violences, leur rappellerais le taux de suicide ainsi que le nombre de femmes trans tuées chaque année. Je veux bien qu’on utilise des grands mots terrifiants, mais à un moment donné il faut regarder la réalité des faits. Il y a de tout temps eu des personnes qui ne se sont pas reconnues dans leur genre. Sauf que, comme moi, elles ne savaient pas qu’elles pouvaient en faire quelque chose.

Il n’y a ni plus, ni moins de trans qu’avant, mais une possibilité d’accès aux informations et aux soins plus grande, ainsi qu’une honte qui heureusement tend à disparaître. Nous, qui savons ce que c’est que d’être trans, ne le recommandons à personne de non concerné, car franchement, ce ne sont que des galères. Notre préoccupation est juste de survivre, pas de faire de la propagande. La seule propagande active, constante, occidentalo-centrée et historique, c’est celle de la binarité des sexes et de l’hétérosexualité.