«Le Temps»: Il vous est arrivé à toutes les deux de décliner des sollicitations médiatiques au sujet du racisme en Suisse, encore récemment. Pourquoi?
Mélanie Pétrémont: Ces dernières semaines, beaucoup de personnes noires afro-descendantes ont été interpellées dans les débats avec des invitations dont le sous-texte était: «Il faut un Noir, es-tu disponible?», sans que notre individualité ou notre spécialisation soit prise en compte. Cette manière de nous aborder donne l’impression que nous sommes tous interchangeables.
Je crains aussi de voir une édulcoration de mes propos. En effet, une grande partie de la population ne veut pas entendre que le racisme systémique existe et tue en Europe et en Suisse. Les faits sont pourtant effarants. Rien qu’en Suisse romande, entre 2016 et 2018, trois hommes noirs sont morts des conséquences des violences policières et du profilage racial. Il s’agit d’Hervé Mandundu, de Lamine Fatty et de Mike Ben Peter. Encore aujourd’hui, il m’arrive de ne pas répondre parce que je n’ai pas le temps, ni l’envie, de perdre la moitié d’une intervention à essayer de faire comprendre aux gens que le phénomène est réel. Qu’il ne relève pas de la moralité de certains individus mais qu’il est structurel, présent dans tous les domaines de la société et la concerne donc dans son ensemble.
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Safi Martin Yé: J’ai été contactée par un journaliste qui souhaitait entrer en relation avec l’un.e des soixante signataires noirs d’une lettre ouverte [pointant du doigt l’inaction des institutions culturelles face à la sous-représentation des personnes afro-descendantes, ndlr] dont je faisais partie. Il était piqué par la lettre qu’il jugeait agressive et a adopté une attitude condescendante. J’ai trouvé cela insupportable, car il refusait d’entendre ce que j’avais à dire en tant que personne directement concernée par le racisme en Suisse. C’est pour cela que j’ai refusé d’être citée dans cet article.
Comment expliquer ce refus de parler du racisme comme d’un fait social?
S. M. Y.: C’est un sujet dérangeant. Il m’est déjà arrivé d’avoir des débats enflammés avec certains de mes proches et je me rends compte qu’une vexation apparaît vite: les gens prennent les choses de manière très personnelle alors que c’est une question beaucoup plus large, il s’agit de se décentrer. Lorsqu’on évoque le racisme systémique et sociétal, beaucoup se cachent ou s’excusent derrière le «je ne suis pas raciste, mon voisin est Libanais» ou «ma cousine s’est mariée avec un Sénégalais». On ne peut pas parler du racisme comme on parlerait d’un autre sujet.
M. P.: La sphère privée dont Safi parle est très importante car en tant que personne afro-descendante, c’est là qu’on vit la fragilité de l’autre en face. Une personne blanche qui n’a pas grandi en subissant un stress lié à sa couleur de peau va souvent réagir sur un mode défensif (vexation, colère, opposition) dès qu’on essaie de parler de ses comportements racistes. Beaucoup de personnes pensent que le racisme est une forme d’opinion, qu’on se positionne par rapport à ce sujet comme on se positionne par rapport à un goût esthétique. Alors qu’il s’agit d’un système inégal qui agit au niveau tant économique que social ou culturel. Et qui fait que certaines personnes, en raison de leur couleur de peau, n’ont pas accès à l’égalité ni aux mêmes privilèges que les personnes blanches.
Je n’ai pas le temps, ni l’envie, de perdre la moitié de mon intervention à essayer de faire comprendre aux gens que le phénomène est réel.
La notion de «privilège blanc», justement, refait surface et suscite la polémique. ** Comment la définiriez-vous?**
M. P.: C’est simplement le privilège de ne pas être conscient de sa couleur de peau.
S. M. Y.: C’est ça, car la blanchité est perçue comme la normalité. La personne blanche ne remet pas en question, par exemple, la facilité qu’elle aura à trouver un appartement ou un travail.
Certains estiment qu’utiliser des termes comme «les Blancs» ou «privilège blanc» revient à faire le jeu du racisme…
M. P.: Les personnes dérangées par le fait que la blanchité soit nommée reflètent la fragilité blanche. Cette fragilité se manifeste dans un système d’oppressions au sein duquel, habituellement, seules les différences et les minorités sont nommées. Ainsi, on a l’habitude d’entendre «les homos», alors que «les hétéros» sont rarement nommés, car tout comme les Blancs, ils représentent la majorité, la «norme». Nommer la norme est important pour au moins deux raisons: d’abord, montrer qu’elle n’est pas naturelle, mais le résultat d’une construction sociale, et montrer que ces catégories coexistent. Il n’y a des homosexuels et des Noirs que parce que les hétérosexuels et les Blancs existent. Visibiliser les catégories majoritaires dans un système social inégalitaire permet d’agir sur les inégalités et travailler à une société plus juste.
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Le dernier spectacle de Safi Martin Yé, «Je brûle de Joséphine», fait ressurgir ce malaise en invitant le public à se percevoir comme spectateur blanc face à une comédienne noire…
S. M. Y.: Oui, il y a notamment une scène dans laquelle je joue une femme blanche qui oscille entre crainte et désir pour un homme noir, qu’elle imagine éboueur, basketteur ou dealer – fruit des stéréotypes. Je déverse ensuite tous les clichés que l’on peut entendre comme: «tu as un corps de tigresse», «tu as le rythme dans la peau» ou «regarde ces petits Africains noirs si maigres mais souriants».
L’humour est une arme et une force, que je défends, mais je suis persuadée que ce n‘est pas la seule.
Safi Martin Yé
M. P.: Lors de ce spectacle, on a constaté un certain malaise de la part du public, une insatisfaction dans la façon dont Joséphine Baker [chanteuse et actrice franco-américaine ayant lutté pour l’émancipation des Noirs, ndlr] était représentée: les gens voulaient voir celle qui amuse la galerie, nous rappelle un personnage historique, sans se remettre en question en tant que Blancs. Certaines personnes étaient gênées de se reconnaître sur scène, de voir leur regard blanc fasciné par le corps noir. Safi s’empare de ce regard avec humour. Elle s’en moque.
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En parlant d’humour, le récent film «Tout simplement Noir», un faux documentaire dans lequel Jean-Pascal Zadi veut organiser une grande marche des fiertés noires mais sous-estime la disparité de la «communauté noire», a fait polémique car le racisme y est, «encore une fois», abordé de façon comique. L’humour est-il la seule arme pour dénoncer le racisme?
S. M. Y.: L’humour a cette capacité de détendre ceux qui le reçoivent. ll crée une ouverture et les messages passent beaucoup mieux. En riant, les gens sont plus disponibles et se reconnaissent plus facilement. Je pense que c’est une arme et une force, que je défends, mais je suis persuadée que ce n‘est pas la seule. Le risque serait d’être associés systématiquement à de petits clowns qui amusent la galerie.
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M. P.: Il y a une histoire occidentale des arts du spectacle aux Etats-Unis mais aussi en Europe où le rôle du bouffon a longtemps été le seul laissé aux Noir.e.s. Le résultat est qu’aujourd’hui les audiences blanches ont encore une attente – consciente ou inconsciente – que les Noir.e.s les fassent rire. Je pense donc que l’humour peut servir à deux choses: à reproduire les stéréotypes en les exagérant – ce qui peut avoir un effet pervers – mais aussi, de plus en plus, à profiter de la scène pour rire du racisme et le dénoncer. Et dans ce cas-là, il peut être très efficace.
Mais, une fois les rideaux tirés, la culture a-t-elle vraiment un impact sur le racisme?
S. M. Y.: Je vous donne un exemple qui m’a marquée: une jeune femme est venue me parler récemment et m’a dit que le spectacle l’avait interpellée. Elle pratique la danse mandingue [inspirée des danses traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest, ndlr] depuis plus de dix ans, elle adore ça et ne s’était jamais posé trop de questions. Elle m’a dit qu’en voyant ma pièce, elle s’était sentie mal à l’aise pour la première fois. Parce qu’elle s’est projetée sur scène en voyant cette femme blanche qui fantasmait le corps noir, sa manière de bouger, certains de ses propos. Elle a pris conscience des enjeux et s’est documentée depuis. Elle a accepté son malaise et a essayé d’agir sur la problématique en s’informant. C’était le plus beau cadeau que je pouvais recevoir.
M. P.: La responsabilisation représente le pas qui vient après la conscience du privilège. Sortir du privilège blanc, c’est être conscient du choix de voir ou non sa couleur. Moi, je n’ai pas ce choix. Le fait d’être Noire n’est pas une revendication, je n’ai pas le privilège de l’oublier, même si je le voulais. Le problème n’est pas d’être Blanc, c’est, à partir de là, choisir de perpétuer ou non la supériorité que cette position implique. Nous serons dans une société complètement libre et égalitaire le jour où les comédiens et les comédiennes noirs auront le privilège de faire ce qu’ils veulent sans se demander comment cela va être perçu.
Au-delà du domaine des arts de la scène, quels sont vos espoirs quant à la suite des débats sur le racisme en Suisse?
S. M. Y.: Cela dépend des jours. Parfois, je me dis qu’on avance et que les consciences s’éveillent réellement. D’autres jours, je suis plus pessimiste et j’ai l’impression qu’on fait du surplace. J’espère que les gens vont se responsabiliser vis-à-vis du racisme, s’auto-éduquer. Beaucoup de lectures sont possibles: des essais, des blogs, des livres, des études… Il y a des philosophes, des militant.e.s, des penseur.euse.s si pertinent.e.s qui parlent du sujet, d’excellents podcasts, des documentaires… Avec toutes ces ressources disponibles et une volonté de chacun, j’ai l’espoir que les gens s’intéressent, s’informent, et comme cela, nous pourrons avancer ensemble. Il n’y a plus d’excuses.
Pour aller plus loin, un épisode de «Brise Glace» sur le racisme ordinaire: