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Sandra Contzen, une sociologue pour l’égalité dans le monde agricole

Prof de sociologie rurale près de Berne, elle a récemment lancé un jeu de société pour questionner l’image des paysans au sein de la population, mais aussi le poids des traditions dans les exploitations agricoles

Sandra Contzen: «Le poids de la tradition veut que le domaine agricole se transmette de père en fils ou – si nécessaire – de père en fille pour que la ferme reste en famille.» — © Marco Zanoni/Lunax pour Le Temps
Sandra Contzen: «Le poids de la tradition veut que le domaine agricole se transmette de père en fils ou – si nécessaire – de père en fille pour que la ferme reste en famille.» — © Marco Zanoni/Lunax pour Le Temps

Il y a la ferme. Et il y a le fantasme de la ferme. Il y a les vacances passées, petite, dans une ferme des Grisons, les mains dans le fourrage. Et il y a l’«agrotourisme» à la sauce 2021 promu par les jeunes cadres dynamiques à grand renfort de posts Instagram. En tant que première chargée de cours en sociologie rurale à la Haute Ecole des sciences agronomiques, forestières et alimentaires (Zollikofen/BE), l’Uranaise Sandra Contzen le sait bien: l’agriculture est partout, elle dessine nos paysages, fait partie intégrante de la culture nationale. Mais de ceux qui la façonnent au quotidien, on ne connaît (presque) qu’une succession de clichés sur des brochures publicitaires.

Professeure de «sociologie rurale» – wie bitte? D’un revers de la main gauche, elle efface la mousse de lait de sa lèvre supérieure, attablée à la terrasse fraîchement rouverte d’un café bernois. «C’est une discipline qui permet de comprendre les enjeux du monde agricole, qui divisent parfois la paysannerie et la population générale, et de questionner un état de fait dans un monde où la tradition justifie souvent de criantes inégalités. Que sait-on de la vie, des défis de ces gens? Des facteurs personnels, sociétaux et des croyances qui régissent une exploitation?»

«Je voulais l’épouser»…

La question arrive à point nommé, à l’heure où la Suisse s’apprête à voter, le 13 juin prochain, sur deux initiatives clivantes – l’une visant à interdire les pesticides de synthèse, l’autre à améliorer la protection de l’environnement et de l’eau via un conditionnement strict des paiements directs aux agriculteurs.

Aînée de trois filles au sein d’une famille de travailleurs sociaux du canton d’Uri, Sandra Contzen a elle-même grandi dans un milieu rural, voisine d’une famille dont le père était employé agricole. «A 4 ans, je voulais épouser le garçon qui vivait à côté de chez moi, et l’on rêvait qu’on deviendrait lui paysan et moi paysanne.» Quand elle a 5 ans, son père obtient un poste dans une ville du canton de Zurich et la famille déménage.

La rupture est rude. Linguistique d’abord – «mon dialecte semblait «étranger» aux urbains de Zurich» – puis sociale et culturelle. De son père, elle garde peu de souvenirs: «Il est décédé d’un cancer quand j’avais 11 ans, ce qui a laissé ma mère, femme au foyer depuis ma naissance, dans une situation très difficile.» Cette dernière s’inscrit dans la vie politique communale, fait du bénévolat, se politise. «Elle était tellement féministe que, peut-être par rejet, j’ai activement décidé de ne pas m’intéresser à l’égalité.»

C’est seulement bien plus tard que ces sujets la rattrapent. L’enfant sportive et timide devient une adolescente responsable, un pilier pour ses sœurs. La jeune adulte choisit de faire des études universitaires de travail social et politique à Fribourg, ville dont elle tombe amoureuse. Au menu: plusieurs modules sur les inégalités.

«Pour mon mémoire de licence, j’avais comme ambition d’étudier l’impact de la globalisation sur les femmes dans l’agriculture. Mes superviseurs trouvaient le sujet un peu vaste, et m’ont demandé de le circonscrire à la Suisse», souligne-t-elle. Bien vite, on questionne sa légitimité, elle qui n’est «ni agronome ni fille d’agriculteur». Elle s’accroche, affine son approche. La problématique de la transmission des fermes l’intéresse particulièrement, notamment «le poids de la tradition, qui veut que le domaine agricole se transmette de père en fils ou – si nécessaire – de père en fille pour que la ferme reste dans la famille». Une pression non négligeable sur les jeunes.

Du mal à parler

Son constat: les différentes générations, entre elles, ont du mal à se parler. Hommes et femmes aussi. La sociologie peut offrir des solutions pratiques pour les aider: elle lance avec des collègues un jeu de société, Parcours, qui vise à ouvrir des conversations entre les membres des familles paysannes, ainsi qu’entre les étudiants et étudiantes, souvent issus du milieu paysan, poussant les uns et les autres à questionner leur rapport au collectif, le poids des injonctions familiales, leurs propres biais de genre. «Il reste énormément à faire en matière d’égalité dans le monde agricole, mais les jeunes sont beaucoup plus sensibles à ces questions», estime-t-elle.

Sur les changements de paradigme que pourrait amener la pandémie, Sandra Contzen porte un regard dénué d’illusions. «On a bien vu émerger les circuits courts, avec une hausse considérable de la vente directe au printemps dernier. Mais dès que les frontières ont rouvert, tout le monde est retourné faire ses courses en France ou en Allemagne.»

Elle repose sa tasse et remonte jusqu’au menton la fermeture éclair de sa doudoune violette, les perles à ses oreilles disparaissent dans son col – qu’importe la météo pourvu qu’on ait la joie d’un café sous les marronniers. «On verra bien d’ici à quelques années ce qu’on aura retenu de tout ça. Qui s’en souviendra? Ce sera intéressant à étudier.» Une serveuse zélée l’interrompt: cappuccino terminé? Votre masque, s’il vous plaît.

Profil

1977 Naissance à Zoug.

2002 Premiers entretiens avec une femme cheffe d’exploitation agricole.

2004 Première participation à un congrès scientifique international.

2014 Mariage et naissance du premier de ses trois garçons.

2020 Poste comme enseignante en sociologie rurale à la Haute Ecole des sciences agronomiques, forestières et alimentaires (HAFL).

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