Le vendredi 14 juin a lieu la deuxième grève des femmes de l’histoire suisse. Le Temps publie une série d’articles sur les enjeux mis en lumière par cette mobilisation.

Retrouvez tous nos articles sur la question de l'égalité.

C’est un fil conducteur, une sorte de témoin de la mémoire collective féministe. Le violet passe de main en main chez les militantes pour l’égalité des genres depuis des décennies. L’Histoire veut que les premières à l’avoir mobilisé soient les suffragettes britanniques de la Women’s Social and Political Union, dès le début du XXe siècle. La couleur violette aurait alors été un classique des garde-robes féminines, facile à sortir des placards pour militer dans la rue. Autre justification plus pragmatique: la plupart des couleurs étaient déjà utilisées par différentes formations politiques, majoritairement masculines de surcroît, et le violet s’imposait alors comme une évidence.

Pour Pauline Milani, historienne à l’Université de Fribourg, il est alors «associé à la notion de dignité et porté avec du blanc pour la pureté et du vert comme symbole d’espoir». Un code couleur puissant, qui se base pourtant sur une «demi-couleur», comme l’expliquent Michel Pastoureau et Dominique Simonnet dans Le Petit Livre des couleurs. Le violet, ou «demi-noir», est généralement associé au deuil et au déclin. Les auteurs de l’ouvrage vont même plus loin avec une remarque sexiste à souhait, parfaite pour un jour de grève: «Le violet évoque la vieillesse féminine, douce comme les reflets mauves des dames âgées.» Ils concluent ensuite en affirmant que cette teinte est laide et «très vulgaire».

Marquer une appartenance

Pourtant, n’en déplaisent à ces deux spécialistes des couleurs, le violet est devenu un symbole de contestation, «accompagnant les différentes mutations du féminisme», pour Julie de Dardel, spécialiste de l’histoire du féminisme à l’Université de Genève. Après les revendications d’égalité des suffragettes, les féministes de la deuxième vague se réapproprient le violet pour leur Mouvement de libération des femmes (MLF) un peu partout en Europe, dans les années 1960 et 1970. Les militantes suisses se souviennent bien de cette époque d’indépendance, comme Marianne Ebel, qui est entrée dans la mouvance féministe lors des courants post-68 à Neuchâtel: «On prenait conscience de nos propres corps en nous engageant pour le droit à l’avortement, pour le libre choix de notre sexualité, des sujets qui étaient très tabous.

C’était une expérience personnelle et collective, et on utilisait le violet pendant les actions publiques. Les couleurs sont très importantes, elles marquent une appartenance.» Depuis, les troisième et quatrième vagues de féminisme ont fait leur chemin, revendiquant une grande diversité dans les luttes avec le concept d’intersectionnalité, qui lie les différentes oppressions subies par les minorités. Les mouvances LGBTQI +, déjà associées au violet via le rainbow flag, se joignent alors aux féministes. La nuance pourpre a aujourd’hui une dimension internationale, s’invitant dans toutes les manifestations, des mouvements #MeToo en 2017 jusqu’aux grèves des femmes en Espagne l’an passé, et devenant même la couleur de l’année 2018 aux Etats-Unis.

Fuchsia ou violet, telle est la question

En Suisse, le violet a partagé la vedette avec le fuchsia durant la grève mythique du 14 juin 1991. Christiane Brunner, l’une des figures du mouvement à Genève, se souvient d’avoir porté des teintes roses: «La mode était au fuchsia à l’époque, donc on trouvait facilement de quoi s’habiller. Les Alémaniques ont préféré le lilas, mais en Suisse romande, la majorité des militantes portaient cette nuance de rose. C’était un symbole de ralliement, un lien de reconnaissance, notamment pour les femmes isolées dans leur action. Ça a clairement renforcé le mouvement.» Geneviève de Rham, qui a participé aux manifestations dans le canton de Vaud, évoque une «façon de montrer qu’on participe, qu’on agit».

Si Maryelle Budry, militante féministe dès les années 1970 à Genève, portait du violet aux côtés du MLF, elle a troqué le parme pour des teintes rosées en 1991: «Je trouve le fuchsia plus gai, plus seyant que le violet, qui m’allait très mal (rires). J’ai tout de même gardé l’une de mes robes mauves à la cave. Mais là où le violet pâlit beaucoup, le rose reste vif et dynamique. A Genève, c’était d’ailleurs impressionnant, cette mer rose fuchsia pendant la grève. On avait des badges, des chapeaux, des banderoles… Il y avait même une 2 CV fuchsia! Cette année, je vais ressortir mon t-shirt de 1991 pour marquer la continuité.» Toutes les trois vont évidemment participer à la grève de demain, en fuchsia ou en violet, mais qu’importe: l’essentiel pour Geneviève de Rham est de montrer «une dimension féministe commune», de diffuser «une mémoire qui passe sans être forcément explicitée».

Un lien entre passé et futur

Le fuchsia reste utilisé par des militantes féministes aujourd’hui, notamment avec les pussyhats, bonnets à oreilles de chatte adoptés en signe de protestation à Donald Trump en 2016. Mais cette nuance de rose demeure globalement critiquée au sein des mouvements féministes pour ses connotations stéréotypées et son opposition avec le bleu, soi-disant attribué aux hommes. Julie de Dardel, auteure du livre Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève (1970-1977), justifie même le choix persistant de la couleur violette comme une opposition au rose: «Le pourpre est moins infantilisant et paternaliste que le rose. C’est moins girly, et le violet profond, offensif, se distingue d’un lavande, plus mièvre.Ce n’est pas un symbole du féminin mais plutôt une volonté radicale d’émancipation et de rassembler toutes les formes de féminisme.»

L’universitaire évoque également l’écho du livre et du film La Couleur pourpre, incarnant la libération des femmes noires, et impliquant donc une unité dans les luttes. Le violet comme chemin commun mène à la nouvelle grève du 14 juin, pour laquelle la graphiste Charlotte Passera a imaginé un logo et une identité visuelle bien marquée: «Le violet est un mélange de rose et de bleu. Il symbolise aujourd’hui l’égalité en sortant d’une logique binaire des genres. Il incarne une pensée visionnaire, orientée vers le futur, tout en assurant un lien avec le passé, avec des féministes disparues qui ont fait avancer les choses pour nous.»