Le viol à la guerre, la pire manière d'enlever à l'autre son humanité
Ukraine
AbonnéLes témoignages de crimes sexuels se multiplient en Ukraine. Pour les spécialistes, ces actes découlent d'une culture exacerbée de la virilité et de la violence dans le contexte militaire, mais aussi dans le reste de la société

«Les femmes ukrainiennes, là-bas, viole-les. Mais protège-toi.» Ces mots prononcés avec des rires légers sont impensables. Ils seraient pourtant ceux de l’épouse d’un soldat russe à ce dernier, capturés lors d’un échange téléphonique par les services secrets ukrainiens et postés à la mi-avril. Le couple a été identifié par les journalistes de Radio Free Europe/Radio Liberty. Il s’agirait de deux jeunes Russes installés en Crimée. Ils élèvent un petit garçon de 4 ans, s’enlacent en souriant sur les réseaux. Et se donnent, entre deux gloussements, un permis de violer.
Les témoignages de viols en Ukraine se succèdent. Dans les médias, des femmes parlent, alors qu’un premier rapport de l’ONG Human Rights Watch a documenté des violences sexuelles commises par des soldats russes sur des civils ukrainiens au début du mois. Sur quels mécanismes s’appuient ces actes? Une folle impulsion individuelle ou la manifestation d’un phénomène collectif hors conflit, qui s’exprime insidieusement lors des guerres?
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Pas une affaire de pulsions irréfrénables
Pour Andreea Vintila et Fabrice Virgili, la deuxième réponse est la bonne. Maîtresse de conférences en psychologie sociale à l’Université Paris-Nanterre, Andreea Vintila a travaillé sur le terrorisme, le totalitarisme, les violences domestiques et les extrémismes violents. Fabrice Virgili est, quant à lui, historien, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des relations entre hommes et femmes durant les guerres mondiales. Tous deux balaient l’idée – «parfois utilisée comme excuse par les hiérarchies militaires», dit l’historien – de viols perpétrés sous le coup de pulsions sexuelles irréfrénables. Si la criminalité sexuelle peut, bien sûr, découler d’initiatives individuelles, le contexte, voire la société tout entière, favorise ou même détermine ces sombres infractions, considèrent les chercheurs.
Andreea Vintila explique, travaux de psychologie sociale à l’appui, que la déshumanisation est le rouage central de la machine de la violence extrême. Toujours. Et quelles qu’en soient les motivations. Car il faut, pour commettre des actes cruels sans remords, supprimer l’humanité de l’autre. Cela s’observe du terrorisme à la Shoah, mais aussi dans les féminicides, note la chercheuse. «On attribue à l’autre des traits méprisables qui font que les actes de domination trouvent une justification.»
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Cultiver la masculinité, mépriser le féminin
Le genre des auteurs, des hommes en écrasante majorité, a ensuite été établi comme deuxième fil rouge des actes violents. L’ONU reconnaît d’ailleurs la relation entre le genre masculin et la guerre comme un élément d’analyse des conflits armés. «La recherche montre que, dans ces contextes, les membres des groupes militaires ou paramilitaires développent une «administration de l’altérité» où les comportements attendus sont basés sur l’hypermasculinité», relève Andreea Vintila. Pour s’échafauder, cette hypermasculinité s’appuie alors sur le mépris du féminin et s’illustre par la misogynie dans le langage. «Le féminin est perçu comme la qualité du sujet faible et subordonné, il est aussi appliqué aux enfants, qui vont se retrouver victimes de violences au même titre que les femmes.»
Fabrice Virgili partage cette grille de lecture. Il mobilise le concept féministe de «culture du viol» comme condition de réalisation des crimes sexuels durant les guerres. «Il semble bien que, dans l’armée russe, la formation des soldats passe toujours par des moments d’extrême brutalité.» L’historien pense à la dedovchtchina, ce bizutage excessif hérité des années soviétiques. A coup d’humiliations et de torture, il rabaisse celui qui le subit – quand il ne le tue pas – et aurait toujours cours aujourd’hui.
Mêlez ce contexte à un sexisme exacerbé et à une culture de la virilité guerrière d’un univers militaire «où l’égalité des genres est rarement promue»… et la femme devient une «image fantasmée dont le seul objet est la domination par la violence comme par la sexualité», pose l’expert. La guerre ne serait alors «que» l’étincelle qui ferait passer des soldats à l’acte. Envoyés au front loin de chez eux, ceux-ci porteraient alors un fort sentiment d’impunité, accentué par un uniforme garant de leur anonymat et une arme crainte des autres, gage de puissance.
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Les violeurs n’attendent pas la guerre pour agir
Doit-on penser que tout un chacun peut se changer en violeur en temps de guerre? Andreea Vintila n’hésite pas: pour elle, les violeurs sont dans toutes les sociétés – pas qu’en Ukraine ou en Russie – et ils n’ont pas attendu les conflits armés pour sévir. «La guerre, en supprimant les inhibitions, laisse juste exploser la violence extrême dans l’espace public alors qu’elle existe déjà, tous les jours, dans l’intimité de nos maisons», assure la chercheuse en psychologie sociale. Un récent article de Lya Auslander et Francisca Toledo, publié dans la revue Soins Pédiatrie/Puériculture, montre d’ailleurs l’exercice de violences domestiques comme marqueur commun dans les parcours de nombre d’auteurs d’extrémismes brutaux.
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«C’est la société qui laisse ces violences se perpétuer»
Par ailleurs, l’influence d’un mécanisme de soumission à l’autorité peut aussi poser question, même si les experts ne qualifient pour l’heure pas, par prudence, les viols en Ukraine comme des «armes de guerre» planifiées par l’armée russe. On peut imaginer – les théories de Stanley Milgram ou de Hannah Arendt en mémoire – que chacun puisse potentiellement se transformer en agresseur par pure soumission aux ordres. Mais pour Andreea Vintila, cette idée seule ne tient pas: «Les hommes qui violent au quotidien dans leur foyer dans l’indifférence des sociétés, qui entretiennent cette violence, n’ont pas besoin de l’ordre de qui que ce soit pour le faire ensuite à la guerre.»
On ne deviendrait donc pas un agresseur du jour au lendemain. Mais on s’autoriserait, insidieusement et petit à petit, à l’être, parce que la société et ses normes nous le permettent: «C’est cette dernière qui, en fermant les yeux sur les violences sexuelles et les incestes, en punissant rarement leurs auteurs, les tolère et les laisse se perpétuer.»
En définitive, considérer les viols dans les conflits armés comme l’aboutissement d’un processus social n’en fait-il pas des événements inévitables? Non, bien au contraire, pensent les deux chercheurs. Fabrice Virgili note: «Voir ces violences comme une fatalité se résumerait à dire qu’il n’y a rien à faire pour agir. C’est faux.» Les actions de prévention possibles forment un riche arsenal à mettre en œuvre. Car, pour les experts, s’il faut combattre et punir ces viols en temps de guerre, c’est en temps de paix que tout commence. Et que l’indifférence doit cesser.
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Les viols dans les conflits: entre terreur et épuration ethnique
Comment les violences sexuelles s’inscrivent-elles dans l’Histoire, au fil des conflits armés de ces derniers siècles? Fabrice Virgili, historien, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des relations entre hommes et femmes durant les guerres mondiales, détaille leurs différentes fonctions.
Le Temps: Comment les armées se positionnent-elles face aux crimes sexuels?
Fabrice Virgili: Ils ont été interdits à partir du XVIIe siècle par les lois militaires dans tous les Etats européens. En temps de guerre, le «tuer» est encouragé, bien que cadré par des règles et des conventions internationales, alors que le viol est condamné par toutes les armées sans exception, officiellement du moins. Car force est de constater qu’il a lieu tout de même – dans certains cas épisodiquement, dans d’autres massivement – au point de considérer que ces violences sont tolérées, autorisées, voire même ordonnées. Et qu’elles ne peuvent pas s’expliquer par la seule désobéissance de quelques criminels en uniforme. Depuis une trentaine d’années, une attention particulière est mise sur ces violences: on les repère et on les condamne très rapidement, c’est ce qui se passe aujourd’hui face aux cas en Ukraine.
Peut-on dire que les viols en Ukraine sont des «armes de guerre» commandées par l’armée russe?
Je suis historien. Notre discipline a besoin de temps et de recul pour analyser, comparer et confronter des données. Je n’ai aucun doute sur ce qui se passe aujourd’hui, les témoignages sont terribles. Je n’ai cependant pas encore les informations qui me permettent de me prononcer sur l’ampleur réelle de ces viols, ou de savoir s’ils ont été encouragés.
Dans les conflits passés, où des crimes sexuels ont été tolérés voire ordonnés, quelles fonctions ont-ils remplies?
Le viol a pu être, premièrement, un moyen de terroriser une population civile, de casser la solidarité qui l’unit à ses combattants, d’asseoir une domination. Cela a été le cas lors des guerres napoléoniennes en Espagne par exemple, où les crimes sexuels ont été un moyen de soumettre par la terreur des populations hostiles et révoltées. Les cas en Ukraine pourraient avoir ce rôle-là. Deuxièmement, ces actes ont parfois été commis pour provoquer la fuite de populations, un exode provisoire ou définitif. Cette fonction a été observée lors de la partition de l’Inde et des conflits indo-pakistanais, où il y avait une volonté de purification religieuse ou ethnique. La seule crainte de voir arriver des troupes réputées cruelles suffit à provoquer l’évacuation d’une zone. Troisièmement, certains viols sont organisés dans une logique de destruction de l’autre: on considère que le sperme du vainqueur va anéantir une communauté. Nous sommes alors dans une logique raciste et raciale. En ex-Yougoslavie, des femmes bosniaques violées par les Serbes étaient contraintes de maintenir leur grossesse jusqu’au terme et d’accoucher d’enfants issus du sperme de l’agresseur.
Il existe aussi le cas des viols en captivité.
Oui. Ils sont davantage commis sur les hommes. La violence sexuelle est ici un moyen d’humilier et de punir les captifs. Elle peut aussi, notamment avec des objets, faire partie des protocoles de la torture, que ce soit par la Gestapo lors du second conflit mondial ou par des tortionnaires de différentes dictatures. Il s’agit d’un moyen de briser et de détruire les personnes interrogées.
Auslander Lya & Toledo* Francisca (2021), «La place et les marqueurs des violences intrafamiliales dans les extrémismes violents», Soins Pédiatrie/Puériculture, 318, numéro spécial Enfance et radicalisation, 10-17
Raphaëlle Branche, Fabrice Virgili (éd.), «Viols en temps de guerre», Paris, Payot, 2011