Lucian Freud n'aime pas mentir. Le petit-fils de Sigmund Freud a juré, paraît-il, de toujours peindre ses modèles comme ils sont, et non pas tel qu'on les aimerait. Lorsqu'il a représenté son maître, l'artiste Francis Bacon, à travers son prisme cruel, on a trouvé cela très normal. Après tout, Bacon l'avait bien cherché. Lorsque Freud a peint la souffrance de sidéens, on a jugé ses portraits bouleversants mais très beaux. Quand il s'est agi de personnages célèbres comme le baron Thyssen, qui aime assez la peinture pour ne pas se froisser, les plus gênés ont ri. Mais il fallait que Lucian Freud, décoré de l'Ordre du Mérite et gloire nationale des collections d'art contemporain de Londres, ait atteint une renommée sans pareille pour qu'il ose tremper le visage de la reine d'Angleterre dans son style sévère d'un réalisme sans complaisance.

Le portrait d'Elisabeth II commandé à Lucian Freud pour la Royal Collection a été livré à peine sec à Buckingham Palace jeudi dernier. Comme on pouvait s'y attendre, le plus fameux portraitiste anglais n'a pas baissé les yeux devant son sujet. Au premier regard, on hésite entre une pub pour une laque à cheveux destinée aux cylindres argentés du troisième âge et une caricature de la vieille tante qui pique quand elle embrasse. Tout au moins, le tableau prend le contre-pied du portrait royal officiel: la reine a un regard lugubre, les traits tirés, le visage trop maquillé, le menton étrangement noirci par ce que le peintre prétend être le reflet de la robe bleue qu'Elisabeth II portait pendant les poses. Le portrait accablant d'une septuagénaire rongée par les soucis. Et pour couronner le tout, la toile mesure moins de trente centimètres de haut. Tout le contraire des quelque 150 autres tentatives réalisées pour la galerie de Buckingham, où Elisabeth apparaît forcément plus jeune, un peu plus belle. Au pire, on critiquait quelques détails, comme les affreux doigts boudinés peints par Anthony William en 1996 – «de vraies saucisses», raillaient les critiques.

Les journaux anglais sont bouleversés: «D'accord, la reine n'est plus toute jeune, mais elle est plutôt bien pour son âge. Elle a un regard plein d'humour et d'intelligence. Les gens l'acclament quand ils la voient. Rien de cela ne ressort dans le portrait de Freud», remarque le Daily Telegraph, qui finit tout de même par soutenir le peintre. Les milieux artistiques sont enthousiastes. «C'est une contribution à l'iconographie royale qui fera date», prédit le directeur de la National Portrait Gallery à Londres. «L'œuvre est un portrait psychologique qui intrigue et qui nous interroge.» Le critique d'art du Guardian semble avoir la clé: «C'est le portrait d'une femme consciente de ses responsabilités. Elle regarde ses sujets comme si nous n'étions rien et qu'elle n'était pas grand-chose non plus. C'est le meilleur portrait royal depuis 150 ans!»

La reine a forcément consenti à sa mise à nu. Elle n'a pas encore dit publiquement si le cadeau de Noël de Lucian Freud était à son goût. Mais rien n'a été fait à son insu. Entamé par le secrétaire privé de la reine, Robert Fellows, qui connaît bien le peintre, les négociations entre Lucian Freud et Elisabeth II ont duré six ans. L'artiste (qui avait refusé de peindre Diana) exigeait que la reine se déplace dans son atelier et qu'elle se soumette à 72 poses. Sa Majesté ne tolérait pas plus de cinq séances et refusait de se déplacer. Finalement, l'emploi du temps serré des deux personnalités a imposé le calendrier des entrevues, qui ont eu lieu de mai 2000 à samedi dernier, en terrain neutre, à Saint James.

A 76 ans, la Reine savait que le peintre de 79 ans n'allait pas mettre de l'eau dans son huile. Afficher ainsi sa vieillesse, son accablement et ses faiblesses physiques est reconnu comme une preuve de courage. Et un grand pas à la Cour: en 1969, l'entourage de la reine hésitait à laisser la BBC filmer Elisabeth touiller la salade, de peur qu'une part de mystère ne se dissipe.

La reine a-t-elle décidé de ne plus faire rêver? Le moment est étrangement choisi. L'an prochain, elle fêtera ses 50 ans de règne. De grandes festivités sont prévues. Notamment l'inauguration d'un nouvel espace visitable à Buckingham, où sera exposée la riche collection de peintures royales, avec en première ligne, le plus petit et le moins complaisant des portraits royaux.

Tout se passe comme si, fatiguée de tout ce tralala, la fille de George VI avait juste envie d'être elle-même, une dernière fois.