Ouchy, place de la Navigation. Plus de mouettes en ce jour maussade que de flâneurs. Ciel bouché. On ne voit pas la côte française. «On dirait la mer, le grand large», sourit-elle. Il y a bientôt un an de cela, Elisabeth Thorens-Gaud traversait l’Atlantique, vingt-quatre jours de navigation, 3264 miles parcourus (5253 km) entre les îles Canaries et la Martinique. Avec Caroline, Nadège, Nicole, Francesca, Stéphane, cinq autres femmes en rémission d’un cancer du sein comme elle.

A la barre, la skipper chevronnée Muriel Andrey Favre. La docteure Carine Clément Wiig s’est jointe à cet équipage 100% féminin. La présence de cette gynécologue et obstétricienne a rassuré ces femmes blessées, convalescentes encore, qui voulaient se remettre au monde avec le ciel et la mer pour horizon. Une océanothérapie, en quelque sorte. Des femmes se rapprochent des chevaux après (ou durant) la maladie pour éprouver leur corps et leur chagrin. D’autres adoptent des postures de yoga, méditent en pleine conscience, rejoignent des groupes de parole, misent sur l’hyperactivité ou au contraire vont en solitude. Elisabeth Thorens-Gaud a fait alliance avec la mer.

Mettre les voiles, reprendre la barre de son destin, fixer un nouveau cap, traverser la tempête. Les métaphores abondent. Elle les fait siennes. Dans l’ouvrage L’Aventure r’Ose Transat qu’elle vient de publier, elle écrit: «Je viens de prendre mon quart de nuit, c’est la lune noire, la voûte céleste épouse l’océan. Seule au milieu de l’immensité de la mer, le regard plonge dans le dôme étoilé. J’épouse le cosmos, comme si je me trouvais dans un lieu sacré, dans le temple de l’univers.» Elle dit que le cancer lui a laissé un cadeau: elle est devenue accro aux quarts de nuit sur le Puma III, le catamaran qui a emmené ces femmes sur une eau du monde.

La vie bascule…

C’est arrivé le 13 octobre 2016. Une mammographie annuelle, de routine. Le radiologue lui dit qu’il a vu quelque chose. Biopsie et diagnostic: un carcinome invasif. La vie bascule. «Comme éjectée de la vie et des vivantes», se souvient-elle. Deux «bonnes» nouvelles cependant: elle pourrait conserver son sein et, plutôt que de la chimiothérapie, elle subirait de la radiothérapie. Une de ses amies possède «la prière du secret». A chaque séance de rayon, elle la récitait.

«De nos jours, les médecins encouragent ce recours à des guérisseuses et guérisseurs», dit-elle. En janvier 2017, Elisabeth Thorens-Gaud, en rémission, renoue avec la pratique du sport, marche, randonnée à ski, natation pour supporter les effets secondaires de l’hormonothérapie. De son enfance carougeoise, elle conserve le souvenir de ce corps qui avait sans cesse besoin de bouger, qu’elle déplaçait à vélo, sur des skis, une planche à roulettes ou encore sur les parois du Salève. Il n’a pas trébuché lorsque ce mot hachurait sa pensée: rechute.

Elle voulait être journaliste, se rêvait grand reporter. Elle a fait histoire à l’Université de Genève. Puis un long voyage avec Bernard, son mari, chercheur à l’UNIL et spécialiste du diabète. Cinq années à Boston. Bernard travaille, Elisabeth s’occupe des deux enfants. Puis reprend des études en communication à Harvard: «Ça m’a donné plus tard des outils pour monter mon projet de traversée de l’Atlantique. Je me suis aussi inspirée de l’expérience de mon mari pour la recherche de fonds.»

De retour en Suisse, elle enseigne la culture générale auprès d’apprentis et de jeunes migrants. Sensible à la question du genre, elle monte un projet pédagogique et publie Adolescents homosexuels, des préjugés à l’acceptation (Ed. Favre, 2010). Elle tourne dans les classes avec cet ouvrage de référence, enchaîne les conférences, devient l’attachée aux questions de l’homophobie et de la diversité pour les cantons de Vaud et de Genève.

Une idée comme ça…

C’était sa vie avant le cancer. «Il y a eu ensuite un traumatisme à évacuer: avoir vu la mort en face. Et ce creux de la vague qui survient six mois après la fin des traitements», confie-t-elle. Un soir, son mari annonce qu’il a acheté un Surprise, un dériveur pour que la famille navigue ensemble sur le Léman. Elle suit des cours pour obtenir le permis mer. Une idée comme ça: se reconstruire sur l’océan. Le Réseau lausannois du sein et la clinique de La Source lui apportent leur soutien.

La docteure Clément Wiig, passionnée de voile, la suit, ainsi que Muriel Andrey Favre, qui a fait le tour du monde en famille pendant trois ans sur un catamaran. Stéphane Couty, la secrétaire de la Fondation privée des Hôpitaux universitaires genevois, qui a souffert également d’un cancer du sein, en sera aussi. «Le hasard a fait qu’elle connaissait bien ma sœur Anne, décédée il y a douze ans de cela, ses compétences en philanthropie ont été précieuses, notamment pour la recherche de sponsors», relève Elisabeth Thorens-Gaud.

Les quatre autres équipières, toutes des femmes en rémission, ont été trouvées par le bouche-à-oreille ou au hasard des rencontres. L’ouvrage de cette traversée est un carnet de bord où chacune raconte son défi nautique après la maladie. Sur l’océan, elles furent loin du monde, proches aussi parfois: aucune n’oubliera ces appels de détresse émis la nuit en VHF par des navires secourant des embarcations de migrants.


Profil

1961 Naissance à Genève.

1985-1991 Diplômes universitaires à Genève et à Harvard, naissance de ses enfants.

1998 Premiers bords sur le Léman.

2009 Entame sa vie d’auteure.

2020 Publie «L’Aventure r’Ose Transat» aux Editions Favre.


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