Scénariste pour «Navarro» et «Julie Lescaut», auteur d'une pièce jouée à La Chaux-de-Fonds, Lausanne et Genève, Emanuelle delle Piane met en scène, à Lausanne, son dernier texte «Interviews». Où une jeune journaliste, lassée de soumettre son monde à la question, confesse son spleen
La Chaux-de-Fonnière Emanuelle delle Piane a souvent fait la une des pages culturelles lors de la dernière saison théâtrale. C'était à l'époque du Tiroir suivi de l'armoire, sa première pièce mise en scène par le directeur du Théâtre populaire romand Charles Joris et jouée à La Chaux-de-Fonds, Lausanne et Genève. On a vanté à cette occasion ses grâces de dramaturge débutante mais prometteuse, on s'est jeté sur son image de blonde voluptueuse alliant beauté ténébreuse et talent juvénile, on a arboré ses scénarios écrits pour des séries prime time style Navarro, comme autant de titre de gloires remportés sur le champ d'honneur télévisuel. Bref, le dithyrambe était de mise.
Quelques mois après, la fièvre est tombée et Emanuelle delle Piane est de retour à Lausanne. Elle vient d'écrire une nouvelle pièce titrée Interviews*, qu'elle a mise en scène elle-même au Théâtre 2.21, petite salle off qu'elle loue 1000 francs par semaine. Là, elle a provisoirement posé son petit nécessaire de voyage, brosse à cheveux et portable, après avoir parcouru le monde, de La Chaux-de-Fonds, sa ville natale, à Paris, où elle vient de passer sept ans. C'est là aussi qu'elle reçoit, stressée mais sans strass, dans ce hall solitaire qui lui ressemble un peu cet après-midi préautomnal. Elle vient de fermer le couvercle du piano droit et s'est assise sur un tabouret, en grimaçant un peu – séquelle d'une vilaine chute d'échelle pendant les répétitions. Une Gauloise légère à la main, les cordes vocales écorchées par la nicotine, les yeux bleus plongés dans la nuit, elle prévient d'emblée qu'elle n'aime pas parler d'elle-même. «Je suis quelqu'un de l'ombre, j'ai beaucoup de mal à m'exprimer.»
Et voilà que l'icône vaguement glamour de l'enfant prodige de retour en Suisse se dissipe. Mais qui est donc cette femme de 35 ans que les photographes d'ici courtisent? Qui se cache derrière l'ovale doux d'un visage moins mutin que grave, derrière la mélodie d'un nom italien qui chante, comme pour masquer sous ses accords une autre origine, roumaine celle-ci? Une jeune fille dans le vent des modes? «Non, affirme-t-elle. Je me trouve vieille, classique en tout. Je m'habille en noir parce que c'est ce qu'il y a de plus simple. Je préfère le jazz ou la musique classique à la techno, je lis Steinbeck et Stefan Zweig.» Une angoissée alors? Oui, même si l'épithète est aujourd'hui molle. Disons plutôt que l'angoisse fraternise ici avec la dérision. Elle avoue d'ailleurs un faible pour Woody Allen et Manhattan en particulier, film qui sème les débandades sentimentales dans les planétariums et le spleen dans les cabs new-yorkais.
Une solitaire? A coup sûr. Depuis les premières années d'une enfance chahutée entre La Chaux-de-Fonds où elle naît le jour de Noël 1963 – «je n'étais pas un cadeau pour mes parents», glisse-t-elle – et l'Italie où l'une de ses grand-mères l'élève. De retour en Suisse, elle passe l'adolescence à godiller d'un studio de fortune à l'autre, entre des parents qu'on devine souvent absents, une mère qu'elle adore et un père dont elle semble encore aujourd'hui esquiver la présence. Juste une ombre, un secret qui ne regarde qu'elle. Un manque aussi inscrit dans son prénom «Emanuelle», écrit avec un seul «m», son père ayant oublié ce deuxième «m» absent le jour où il l'a inscrite à l'état civil.
Elle se débrouille donc, à Genève où elle fréquente deux ans le Collège Calvin avant de passer sa matu en autodidacte, parce qu'elle ne supporte pas l'école, souffle-t-elle, dans un nuage de fumée. Puis en Angleterre où elle s'en va apprendre l'anglais, histoire d'avoir un métier. Puis aux Etats-Unis, où, la vingtaine entamée, elle poursuit son apprentissage des choses de la vie. L'esprit toujours vagabond, à la façon des héros du romancier américain Paul Auster qui cherchent dans les viscères des villes la matière de leurs fictions intérieures.
Fiction? Cela semble être le grand mot de la vie d'Emanuelle delle Piane. Enfant, elle aimait se raconter des histoires, lire à haute voix Les Enfants terribles de Cocteau, jouer la fée Mélusine dans les bois. Et inventer des contes peuplés d'ogres. Pas surprenant alors que le cinéma, cette machine à fabrique du rêve toutes dimensions, la tente. Elle écrit des scénarios, en envoie un à l'Académie Carat à Paris, qui décerne des bourses de formation à de jeunes scénaristes prometteurs. Elle se retrouve lauréate, heureuse élue avec 14 autres sélectionnés sur plus de mille candidats. Elle s'installe dans la capitale des Lumières vers la fin des années 80, frappe aux portes des maisons de production, les ouvre parfois et décroche des contrats pour des épisodes de Navarro ou de Julie Lescaut. Elle est aussi engagée à la Sorbonne où elle anime un atelier d'écriture cinématographique destiné à des étudiants en lettres, et elle travaille pour la radio, France-Inter notamment, chaîne pour laquelle elle écrit Elly, pièce policière, interprétée par Michael Lonsdales. Entre-temps, elle a planché sur Bigoudi, série sitcom produite par la TSR. Mais les choses se passent mal, on modifie son scénario, on change les acteurs et on finit par se brouiller. «Nous avons eu des différends, et j'ai eu le sentiment de me retrouver en quarantaine. On ne m'a plus appelée pendant deux ans, comme si on avait voulu me faire payer certaines choses.»
Mais si le parcours a de l'étoffe, s'il fait des jaloux, Emanuelle de la Piane, qui a quitté l'année passée la Sorbonne, doute aujourd'hui plus que jamais. «Nous avons monté Interviews avec trois fois rien, aucune aide de l'Etat ou de la ville. C'est là qu'on réalise la vanité du battage médiatique.» L'échappatoire? L'écriture. «Je ne sais faire que ça, depuis toujours. Je griffonne à tout moment, c'est une façon de vivre. Quand j'écris, je suis possédée. D'ailleurs, une fois l'œuvre écrite, je l'oublie complètement.»
Peut-on alors parler d'une œuvre déjà marquante du point de vue théâtral? Sans doute pas en l'état actuel. Ainsi Interviews ne manque ni de sensibilité ni d'agilité, mais la confession de Méli Mellow – jouée timidement par Christine Kandaouroff – ex-journaliste qui en a assez de soumettre son monde à la question et rêve d'une autre vie, ne porte pas assez la marque d'une griffe singulière. Ce vin-là, trop jeune, manque de corps. «Je n'ai pas la prétention de faire de la haute littérature, explique la jeune femme. Comme je n'ai pas d'argent, j'offre de petits mots avec l'espoir que cela fera du bien aux gens.» Offrir. Ce geste-là est le seul que revendique vraiment Emanuelle delle Piane. Avant de confier, avec une sorte de candeur, la voix égratignée par la nicotine, comme une héroïne de Scott Fitzgerald sortie d'une nuit tendre: «Mon rêve, c'est d'être heureuse…»
*«Interviews» à Lausanne, Théâtre 2.21, du mardi au samedi à 20 h. Dimanche à 17 h. Jusqu'au 20 sept. Rens. 021/ 311 65 14.