Éducation
Ils sont petits, mais les parents les considèrent comme des grands. Et ça fait d’eux des faux puissants. Béatrice Millêtre parle du mégamorphisme, ce phénomène tout sauf innocent

On le sait depuis Françoise Dolto: les enfants sont des individus à part entière dès leur naissance. Les éduquer revient donc à les accompagner dans leurs découvertes plus qu’à les téléguider. Cette perspective démocratique réjouit. Cela dit, certains adultes forcent trop ce trait. Oui, certains parents considèrent prématurément leurs enfants comme des adultes, des grands. Cette attitude porte un nom, le mégamorphisme, et provoque chez les intéressés un sentiment d’insécurité dissimulé sous un masque de toute-puissance. Dans son ouvrage «Le burn-out des enfants», la psychothérapeute Béatrice Millêtre présente ce phénomène et détaille les clés pour rester en phase avec sa progéniture au long de son développement. Eclairant.
Non à la culpabilité!
D’abord, cette requête. «Ne culpabilisez pas, chers parents! La plupart des erreurs sont commises de bonne foi.» Dans ses consultations, la psychologue l’affirme: elle a toujours vu des adultes animés de la meilleure volonté. D’ailleurs, culpabiliser ne sert à rien. Pour aider un enfant qui a craqué, le parent doit garder la tête froide, examiner ce qui n’a pas fonctionné et être prêt à changer. C’est là que les choses se corsent. Changer ses habitudes et ses croyances relève de l’exploit. On est tellement ce qu’on a envie d’être…
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Entre confiance et inconscience
Mais ici aussi, il faut relativiser. A moins d’une crise totale, nul besoin d’un bouleversement radical. Des aménagements, même légers, suffisent. L’idée? Trouver la juste mesure entre confiance et inconscience. Et aussi, arrêter de viser la perfection alors que, dans ce monde, tout est imparfait par définition. Cet art du juste milieu demande quelques repères. D’où, dans cet ouvrage, la liste des besoins des enfants de 0 à 14 ans assortie des comportements parentaux correspondants. Et, plus loin, la liste des réactions excessives des parents: un grand moment!
Tom, 1 an et demi, et déjà autonome
Mais avant, focus sur le mégamorphisme, cette attitude qui consiste à voir son enfant comme l’adulte qu’il n’est pas encore. Béatrice Millêtre cite le cas de Tom, 1 an et demi. Dans sa crèche, Tom est désormais considéré comme un grand. A ce titre, il doit prendre son déjeuner en self-service. A un an et demi! Loin de s’offusquer de cette mesure liée à une restriction du personnel plus qu’à un projet pédagogique, le père de Tom salue l’indépendance de son fils. «En donnant à son petit garçon le sentiment d’être quelqu’un d’autonome, son père lui confère un sentiment de toute-puissance alors que Tom n’est pas capable de prendre des décisions. A terme, la méprise peut avoir des conséquences sur la construction de son identité», sanctionne la thérapeute.
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Un autre exemple? En vacances, la fille de Nathan âgée de 6 ans est couverte de piqûres de moustique. Pourtant elle refuse de mettre le spray répulsif. Nathan hausse le ton, sa petite persiste. Comme il est opposé à tout acte d’autorité, le père obtempère. «Je trouvais sa réponse stupide, car elle se grattait jusqu’au sang, mais bon, vous êtes bien d’accord qu’il faut tenir compte de son avis?», questionne-t-il. «Non, mille fois non!», s’insurge Béatrice Millêtre. «Ce papa confond l’expression de la personnalité de sa fille avec ses besoins physiologiques. Qu’il lui demande quels sont ses goûts en matière d’activités extrascolaires et qu’il en tienne compte, bien évidemment. Mais qu’il mette sa fille en danger, mille fois non!»
Devoirs ou pas? C’est ton choix!
Les adultes qui laissent leurs enfants libres de faire leurs devoirs ou pas, de manger du chocolat à la place des repas ou de jouer à l’écran sans limite, font aussi du mégamorphisme. Ils partent du principe que leur enfant est assez grand pour juger ce qui est bon pour lui ou non. Ils le considèrent comme leur égal et sacrifient toute idée de contrôle à cet idéal. Si les enfants sont naturellement équilibrés, le pari peut fonctionner, mais dans le cas inverse, ce libéralisme risque de créer chez l’enfant un sentiment de grande insécurité.
«Ces enfants montrent une faible régulation de leurs émotions avec un intérêt personnel important (égoïsme) traduisant paradoxalement leur très faible estime d’eux-mêmes», explique Béatrice Millêtre. Un peu comme si, à force de laisser l’enfant maître de ses choix, les parents témoignaient d’un manque d’attention qui fait douter le petit de sa propre nécessité… Pas facile à doser.
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A chaque âge, ses besoins
Justement, pour aider les parents, Béatrice Millêtre propose quatre tableaux qui, par tranches d’âge de 0 à 14 ans, établissent les besoins de l’enfant et les comportements adultes correspondants. On apprend par exemple que jusqu’à 6 ans, un enfant n’a aucune notion du danger et dépend donc de la surveillance de ses parents. A cette époque, il aime les rituels et n’a pas besoin, jamais, de relation fusionnelle. On apprend aussi que c’est entre 6 et 12 ans que l’enfant développe sa conscience morale, établissant ce qui est bien ou mal, permis ou interdit. Ce qui, dès cet âge, impose aux parents «de ne jamais déroger à la règle établie et d’être un modèle de respect.»
Par contre, de 12 à 14 ans, il faut faire preuve de souplesse et renégocier les règles, car c’est l’âge où le corps explose et les limites sont repoussées. Autre caractéristique de cette faste période? Le tout ou rien sur le plan physiologique. L’ado alterne des moments où il a besoin de se dépenser à fond et des moments où il est totalement amorphe. Ah, c’était donc ça… La juste attitude face au tsunami de l’adolescence? «Rester dans son rôle d’adulte, l’adolescent n’est pas un copain. Rassurer sur l’apparence physique et répondre aux questions de tous ordres, mais en demeurant général: parler de sexualité, jamais de sa sexualité. Et veiller à ce que les activités de consommation ne prennent pas toute la place.»
Le fameux «Avec tout ce que j’ai fait pour toi…»
L’ouvrage de Béatrice Millêtre est très pratique. On s’y retrouve ou on y retrouve des amis… C’est encore le cas dans la liste des réactions parentales erronées. La plus fréquente? La surgénéralisation. Une mauvaise dictée et l’enfant est un cancre à vie. Une autre? L’abstraction sélective. Le maître fait une seule réserve sur le bilan de l’enfant et les parents ne voient que cette tache. Ou encore: l’inférence arbitraire. Votre enfant rentre de l’école, perdu dans ses pensées: «Tu as décidé de m’ignorer?» Et puis, le très classique «raisonnement émotionnel». Le fameux «avec tout ce que je fais pour toi, tu pourrais au moins…» Sans oublier, la palme des palmes: la personnalisation. «Si mon fils ne travaille pas à l’école, c’est parce que je suis une mauvaise mère» qui signe le retour de la culpabilité complaisante et stérile…
Le principe de réalité
La parade à tous ces pièges? «Le principe de réalité, répond la thérapeute. Pour passer au degré supérieur, l’enfant a besoin de 10/20. Si les parents veulent des 20/20, ce souhait relève de leur fantasme et non de la réalité. Pareil pour le mégamorphisme. L’enfant a des besoins physiologiques et psychologiques qui sont clairement établis. Si les parents considèrent leurs enfants comme des adultes et négligent ces besoins, ils contredisent un principe de réalité. Ce n’est pas plus compliqué!»
Le burn-out des enfants, Béatrice Millêtre, Payotpsy, 2016.