Donner du sens. Et, dès 6 ans, des outils pour que les enfants exercent leur discernement. Remettre le vrai, le beau, le juste au cœur des valeurs et, surtout, ne pas craindre la spiritualité. «Maîtres et élèves doivent regarder ensemble vers le haut. L’élan spirituel n’est pas l’ennemi de la laïcité, au contraire, il lutte contre l’embrigadement barbare et les dérives radicales», assure Alain Bentolila dans Pour une école de la résistance. Nul n’en sortira crédule et vulnérable, un ouvrage sorti ce printemps aux éditions Odile Jacob.

Créateur de La Machine à lire, une application qui accompagne l’élève dans son apprentissage de la lecture, le professeur de linguistique à l’Université Paris-Descartes fustige l’école «qui a renoncé au devoir sacré de la formation des esprits pour surfer sur l’air du temps». Il rêve d’une nouvelle mouture, forte et fière qui, «en alliance avec les familles, libère les élèves du piège de l’évidence afin de leur apprendre à penser par eux-mêmes et à se défendre intellectuellement contre le radicalisme et la violence».

L’école instruit et éduque

Celui qui est aussi président du Centre international de formation et d’élaboration d’outils pédagogiques (CI-Fodem) lève d’entrée une ambiguïté: «La distinction traditionnelle entre une école qui instruit et des familles qui éduquent est dépassée.» Comme les élèves se posent autant de questions éthiques qu’académiques, «l’école doit répondre aux deux, sinon les secondes se vident de leur sens», estime le formateur.

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Résultat du système actuel? Une tribu d’«objecteurs d’école» abonnés à l’absentéisme et dont la population désenchantée dépasse de loin les seuls élèves en situation d’échec. Pour inverser la tendance, poursuit l’auteur, les maîtres doivent montrer à l’élève que «comprendre et se faire comprendre, c’est parvenir à mieux convaincre et mieux se défendre». Ainsi, conscients que «chaque étape franchie élargit leur propre horizon», les élèves se lèveront plus facilement le matin et en viendront même «à chérir l’effort d’apprentissage», prédit Alain Bentolila.

La compréhension, dès la maternelle

Magnifique, mais comment arrive-t-on à ce modèle idéal? En remplaçant, dès la maternelle, une «pédagogie de l’occasion qui se construit au gré des rencontres par une pédagogie explicite qui applique un programme détaillé», répond le spécialiste. Une récente étude a établi que 20% des enfants de 6 ans ne maîtrisaient que 300 mots de vocabulaire alors qu’à cet âge, ils devraient en connaître 2000. L’école maternelle doit aider «ces élèves précarisés à combler ce retard en suivant des protocoles précis qui leur enseignent la maîtrise de la langue orale». Pour ce faire, Alain Bentolila présente cinq axes d’enseignement.

Le premier aborde la compréhension d’un texte lu par l’enseignant. Dans un atelier d’écoute et de réception, le maître distingue «singularité des interprétations individuelles et respect des directives du texte». Il commence par recueillir avec bienveillance les représentations de chaque élève avant de les trier en montrant celles qui sont acceptables et celles qui s’éloignent trop de la source. L’imagination, c’est bien, salue l’auteur, la compréhension précise, c’est mieux!

Dictionnaires mentaux

Le second axe vise à enrichir le vocabulaire. Les élèves sont invités à découvrir des mots nouveaux et à les ranger en fonction de leur forme et de leur sens dans des sortes de tiroirs de la mémoire. Il s’agit, en tissant des liens morphologiques ou sémantiques, «de constituer des dictionnaires mentaux ou répertoires bien structurés dans lesquels les élèves trouveront plus facilement les bons mots».

Deux autres axes affinent encore la compréhension et le langage. Le premier consiste à permuter des mots dans une phrase pour que les élèves réalisent que, selon leur place, les phrases changent de signification. Et le second s’intéresse aux nuances phonologiques, en relevant par exemple qu’entre râteau et radeau, un seul son entraîne une distinction de sens.

Enfin, Alain Bentolila préconise, dès les petites classes, un atelier de communication orale (ACO) qui formera les jeunes enfants au «droit de proposer sa pensée à l’intelligence d’un autre et au devoir de lui fournir les moyens de s’en saisir au plus juste». Pour installer cet outil de débat, l’enseignant demande à un élève d’expliquer comment réaliser une tâche de son choix et vérifie ensuite la précision de ses directives et leur compréhension par le groupe.

Sans stocks de mots, pas de lecture

Pourquoi cette obsession de bien énoncer et bien comprendre dès le plus jeune âge? Car, «quelle que soit la méthode de lecture, un enfant qui ne possède pas suffisamment de mots à 6 ans et qui ne sait pas les organiser aura beaucoup de mal apprendre à lire et plus encore à écrire», répond le linguiste.

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Lire, justement. Alain Bentolila ne tranche pas entre la méthode syllabique, qui consiste à identifier chaque syllabe, et la méthode globale qui consiste à apprendre par reconnaissance du mot, dans une logique visuelle. Il mentionne seulement, au bénéfice du déchiffrage syllabique, que cette technique oblige l’enfant à aller chercher dans son dictionnaire mental le mot qu’il décrypte petit à petit.

Inventer à défaut de comprendre

Plus généralement, le linguiste insiste pour un apprentissage de la lecture qui se conjugue, là encore, avec la compréhension. De plus en plus d’élèves et d’adultes ne comprennent pas ce qu’ils lisent, observe le spécialiste, et, face à cette faille, inventent des contenus! Alors qu’auparavant le manque d’aisance inhibait les lecteurs, aujourd’hui «60% des jeunes en situation d’illettrisme jettent l’auteur aux oubliettes pour affirmer la toute-puissance de leur imagination!» s’étonne le linguiste.

Bien sûr, face à un roman, il y a autant de lectures qu’il y a de lecteurs, puisque chacun est appelé à s’approprier la proposition, reconnaît Alain Bentolila. Mais il faut distinguer relation intime avec l’auteur et éradication de l’auteur, s’insurge celui qui appelle à l’enseignement d’une «lecture de la pondération et de la probité».

D’autant qu’à côté de la fiction existent toutes sortes de documents écrits, comme des consignes d’exercices scolaires ou, plus tard, papiers administratifs et règlements divers, qui demandent une lecture précise. «Parce que l’école laïque a choisi de substituer à la révélation messianique la quête libre et rigoureuse de la vérité, elle doit faire de l’éthique de la compréhension l’un de ses principaux objectifs», insiste le formateur.

Une appli pour aider à lire

Mais lire demande un effort. 25% des adultes exaspérés par le manque d’immédiateté du medium n’ouvrent jamais un livre, ce qui les exclut de «tout un patrimoine culturel». Comment aider les enfants à accepter ce «temps suspendu» et l’effort à fournir propres à la lecture? En les accompagnant à travers La Machine à lire, une application conçue par Alain Bentolila qui prévoit que lorsque l’apprenti-lecteur est fatigué de lire par lui-même, il bascule sur une lecture audio du livre. A l’image des applis de joggeurs qui alternent course et marche durant la phase d’apprentissage, cette appli est pensée pour que le temps de lecture individuelle augmente au fil de l’usage.

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La compréhension orale et la «promesse magnifique» de la lecture font donc partie des fondamentaux du linguiste. Ce sont, pour lui, les deux piliers scolaires qui permettront aux élèves de penser par eux-mêmes et de résister aux sirènes de la médiocrité, du radicalisme et de la violence.

Spiritualité laïque

Mais l’essayiste ne s’arrête pas là. A ses yeux, l’école doit aussi oser la «spiritualité laïque», c’est-à-dire une «élévation sans dogme» qui se sent libre de questionner tous les textes, profanes ou sacrés. Comment? «En construisant le Grand Livre des récits fondateurs qui, de Zeus à Yahvé, à Jésus, à Allah, aux fables et aux contes africains ou tibétains, servira de nourrissage culturel universel et rassemblera les élèves au lieu de les opposer.»

Là encore, le formateur préconise une lecture lucide de ces textes. «Les maîtres expliqueront aux élèves que ces récits viennent d’époques et de cultures très différentes, qu’ils n’ont pas été écrits pour relater exactement l’histoire, et qu’en aucun cas ils ne doivent être utilisés pour édicter des règles de vie. Ainsi, ces récits qui se répondent les uns, les autres, participent à l’élévation spirituelle des élèves en les éloignant de la révélation messianique».

Notre seul vrai rempart contre la barbarie, c’est la raison des élèves, conclut Alain Bentolila. «Encore faut-il que l’école soit prête à relever le défi d’une résistance intellectuelle, culturelle et spirituelle.»