En Espagne, les enfants sont enfermés à demeure depuis un mois, avec l’interdiction de sortir, même quelques minutes. En France, des supermarchés leur refusent l’entrée, au prétexte qu’ils pourraient être porteurs asymptomatiques du virus. Les enfants avec jardin peuvent encore s’ébrouer un peu, ceux des villes doivent attendre. Et si l’on voit ici et là des adultes se réjouir du chant des oiseaux qu’on entend clairement dans les mégalopoles, plus un rire d’enfant n’accompagne la mélodie sur les places vides.

Parfois enfermés avec des parents difficiles, ou dans des surfaces exiguës, ou inquiets pour leurs parents qui travaillent encore dehors, les enfants traversent eux aussi une épreuve. Artiste majeur de la littérature jeunesse, inventeur de mots aussi poétiques que la langue enfantine, Claude Ponti se met à leur hauteur pour les aider à supporter ce temps. Chaque jour, il publie sur les réseaux sociaux une «Chozafère», proposition de dessin et coloriage, afin de réaliser, d’ici à la fin du confinement, son «album à soi tout seul et à personne d’autre». Entretien.

Le Temps: Qu’est-ce qui vous a donné envie de publier ces «Chozafères»?

Claude Ponti: Dès l’annonce du confinement, j’ai immédiatement pensé aux enfants qui allaient se retrouver coincés chez eux, avec des devoirs et des tas de trucs pas drôles à supporter. Je voulais faire quelque chose pour eux. J’étais en train de réfléchir à une idée assez compliquée quand ma fille Adèle m’a appelé pour me suggérer cette idée très simple de coloriages, avec de petites questions. Elle m’a sauvé! Depuis, nous réfléchissons ensemble aux «Chozafères», puis je lui envoie les éléments. Avec son compagnon, ils s’occupent de toute la mise en page et de la publication en ligne.

Certains enfants n’ont pas d’imprimante, et vous vous émerveillez de leurs ressources.

C’est un problème moral pour moi, car ce confinement creuse encore plus les inégalités et rend tout plus compliqué, voire plus grave pour certains enfants. Tout le monde n’a pas la chance de posséder un ordinateur, une imprimante ou internet, par exemple. Je ne sais pas comment résoudre cela, car je suis moi-même coincé chez moi et je ne peux pas porter des feuilles aux enfants. Heureusement, ils sont infiniment créatifs et certains trouvent spontanément leurs solutions. Il y en a même un qui a tout recopié, y compris les textes. Cela me plaît beaucoup.

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Il y a dix ans, vous avez créé Le Muz, musée numérique des dessins d’enfants. Durant le confinement, ils peuvent envoyer leurs œuvres pour qu’elles soient exposées dans une salle dédiée. Pourquoi est-ce si important pour vous d’exposer ces œuvres?

Ce n’est pas seulement un musée des dessins, mais de toutes leurs œuvres: peintures, photographies, vidéos, chansons… Je trouve certaines créations d’enfants particulièrement remarquables, émouvantes, impressionnantes. Je trouvais également dommage que les enfants ne puissent pas voir ce que les autres créent, ni ne sachent que ce qu’ils font peut être apprécié par des adultes, au même titre que les œuvres d’adultes. On ne considère pas assez la créativité ni la pensée des enfants. Ça circule toujours dans un sens. Tout vient d’en haut.

Qu’avez-vous envie de dire aux adultes désormais confinés avec leurs enfants? Que peuvent-ils apprendre ensemble de cette période?

Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il y a de bonnes leçons à tirer du coronavirus. Je pense vraiment qu’il s’agit d’une catastrophe totale, et que bien des gens vont mourir parce qu’on ne peut même pas les soigner. Je peux simplement dire aux parents confinés qu’ils ont là une occasion de découvrir leurs enfants.

Beaucoup, mais je parle de parents relativement nantis, ont un travail à l’extérieur et connaissent souvent mal, ou peu, leurs enfants parce qu’ils ne les voient qu’une ou deux heures par jour, et le week-end, entre deux activités. Alors découvrez vos enfants, essayez de comprendre tout ce qu’il y a de merveilleux en eux. Faites-leur confiance, faites-vous confiance. Nous sommes confinés, il n’y a pas le choix. D’autant plus que nous ne sommes pas enfermés à vie. Le danger serait de vivre cela comme quelque chose d’éternel.

Certains parents semblent obsédés par la continuité pédagogique et désespèrent des quelques semaines d’école manquée. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux profiter de ce temps pour réfléchir à ce que nous vivons: confrontation inédite à la mort, inégalités qui empirent…

Je ne suis pas sûr qu’il soit bon de mettre sur le dos des enfants le fait que d’autres ont plus de mal qu’eux. Les enfants sont capables de penser par eux-mêmes aux autres, et d’avoir des pensées ou des actions humanitaires. Quant à l’école, il y a effectivement une espèce de folie maladive à vouloir absolument une continuité pédagogique dont personne ne sait trop où elle va. Peut-être faut-il seulement profiter de l’occasion pour s’amuser un peu avec eux. J’ai été très marqué par cette vidéo d’un homme en Syrie, il y a quelque temps, qui avait une toute petite fille à qui il avait appris à éclater de rire chaque fois qu’une bombe explosait dans le coin. Je ne sais pas si ce père a raison, mais je suis fasciné par le fait que l’on puisse rigoler ainsi au nez de la mort, dans une situation aussi terrible.

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Vous-même, vous avez montré que d’une grande douleur on peut faire naître de grandes créations quand vous avez raconté le viol dont vous avez été victime, enfant, par votre grand-père.

Ce n’est ni une obligation, ni une impossibilité. En ce qui me concerne, je pense que j’ai eu la chance extraordinaire de dessiner tôt, et de ne jamais abandonner cela. C’était un monde en dehors du monde des adultes. Je pouvais me construire en parallèle, ou construire quelque chose en dehors de moi qui était en parallèle. Tout le monde n’a pas eu cette chance, mais dans mes livres, je fais en sorte que les enfants pensent que l’on peut toujours s’en sortir, et surmonter, et transcender. Ils auront le temps, plus tard, de voir qu’en fait on ne guérit pas; on apprend seulement à faire avec, de mieux en mieux. Mais pour eux, je veux raconter que l’on peut toujours s’en sortir grandi.

Durant ce confinement, certains enfants doivent subir des choses très dures.

Dans les crises, tout s’aggrave, rien n’est jamais plus beau. C’est faux d’imaginer ça. Et avec le confinement, certains enfants souffrent un peu plus, et les femmes qui ont des maris violents meurent un peu plus. Et plus les surfaces sont petites, plus cela doit être difficile, même si les maris et les pères violents occupent aussi des espaces de 300 m2.

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Pourquoi êtes-vous si sensible à la question du genre, au point d’avoir publié en 2018 «Le Fleuve», un album pour enfants sur la liberté de pouvoir choisir son genre?

J’ai effectivement beaucoup réfléchi à toutes ces questions. Quand on est victime de viol très jeune par son grand-père, et qu’on est un garçon, on se demande évidemment pourquoi, mais arrive aussi un moment où l’on se demande qui on est. Et j’ai pensé tôt qu’il y avait des contraintes incompréhensibles. A la vingtaine, j’ai lu beaucoup de biographies de personnes qui avaient changé de sexe, ou qui se sentaient autres. Je trouve l’idée de penser qu’on peut naître sans être forcément défini par son sexe en termes de genre absolument fantastique, parce qu’elle ouvre sur une quantité de possibilités d’être, et d’être soi-même. J’ai aussi une fille ultra-féministe. Dès que je la vois, je prends des cours.