Un constat d’entrée: la très grande maturité des témoignages. L’ouvrage comprend les contributions de spécialistes (pédopsychiatres, oncologues, anthropologues, etc.). Leurs éclairages sont passionnants, mais les récits des frères et sœurs, aujourd’hui dans la vingtaine, sont déjà si construits et si réfléchis qu’ils remplissent à la fois le rôle de souvenirs bruts et celui de commentaires. A travers cette qualité de regard, on mesure à quel point la maladie d’un tiers fait grandir.
De futurs médecins
Deuxième constat: nombre de ceux dont le frère ou la sœur ont survécu ont choisi des professions en lien avec le social ou la santé. Comme si ces veilleurs devaient manifester leur reconnaissance pour les bons soins administrés. Ou, plus simplement, comme si, à force de passer leurs journées à l’hôpital, certains avaient développé un attachement à ce milieu si particulier.
C’est le cas de Florence, infirmière puéricultrice. «A 6 ans, je me suis donné une mission: ils avaient sauvé mon frère, je sauverais des enfants. J’allais souvent voir Emmanuel à l’hôpital avec maman. C’était un endroit calme dont j’adorais l’odeur et peuplé de gens bienveillants.» Seule quadragénaire à se raconter, elle s’était fixé comme rôle de protéger son frère atteint d’un lymphome malin, «d’être une sorte de paratonnerre».
C’est que le papa acceptait mal l’état de son fils et se mettait en colère. «Dans sa famille, on ne supportait pas les malades», justifie l’observatrice. Résultat, la sœur absorbe et s’efface. «Si je voulais être aimée, je devais me taire, ne rien demander, aider mes parents. Or, à cette époque, j’avais besoin que l’entourage et les soignants me disent de temps à autre: «Et toi, Florence, comment ça va? Comment vois-tu les choses? Est-ce que tu crains que ton frère meure?»
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Cette impression de passer inaperçu revient souvent. Laurine l’a ressentie aussi. D’autant plus que ses parents, pour la protéger, ont tu la gravité de la maladie de son frère. Elle avait 6 ans et se souvient de sa jalousie envers Axel, 7 ans, dont elle ignorait la leucémie et elle voyait avec exaspération l’énergie que lui consacrait la famille et les cadeaux qu’il recevait.
Elle occupe alors le seul créneau qui reste: «J’étais la sœur un peu fofolle, festive, qui faisait rire la galerie.» Son état aujourd’hui? «J’ai gardé cette capacité à voir la vie en rose quand il s’agit des autres. Dès que ça me concerne, j’ai tendance à tout voir en noir.» Elle se sent à la fois trahie et triste de ne pas avoir pu aider ses parents, qu’elle aime énormément, à porter ce fardeau. Mue par un besoin de comprendre, Laurine, 22 ans, a consacré son travail de maturité au cancer avant d’entamer des études de médecine.
Le masque de la maladie
Outre l’absence des parents et cette existence au second plan, le changement physique du malade impressionne aussi la fratrie. Atteint d’une leucémie très rare et foudroyante, Paul, 9 ans, passe du statut de «blondinet plein de vie» à celui d’«enfant squelettique, sans cheveux, avec le ventre d’une femme enceinte». «Pour nous, c’était affreux de le voir dans cet état», se rappelle Emmeline, 22 ans, qui, au décès de son frère, s’est sentie obligée de prendre sa place pour consoler son père. Elle porte alors les t-shirts du disparu, occupe sa chambre, joue avec son train, même si ça ne lui plaît pas. «Un jour, mon père a démonté le train afin que je puisse installer mes Playmobil. Je percevais combien c’était difficile pour lui, mais démonter ce train, c’était me permettre de reprendre ma place.»
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Culpabilité complexe
Qu’en est-il de la culpabilité d’être en bonne santé à côté de celui ou celle qui souffre? Jérôme, 27 ans, étudiant en médecine, parle de son «sentiment d’impuissance». Il a 2 ans lorsqu’une histiocytose est diagnostiquée à sa sœur, âgée de 4 ans. Cette maladie orpheline rare, qui crée des lésions dans les tissus, tourmente la jeune femme aujourd’hui encore. «Face à la violence de la souffrance, j’ai parfois regretté de ne pas pouvoir prendre sa place. Le jour où ils ont dû lui poser un port à cath pour injecter la chimio, […] elle hurlait à la mort. J’étais dans le couloir de l’hôpital, seul, je pleurais. On lui faisait du mal et je ne pouvais rien faire.»
Souvent, la culpabilité ne réside pas tant dans le fait d’être épargné par la «destinée» – le mot revient beaucoup – que dans celui d’avoir été jaloux de l’attention portée au malade. Alors, en compensation, l’admiration inconditionnelle prend le relais. «A l’hôpital, je trouvais Paul incroyable, j’admirais son courage et sa force, se souvient Emmeline. Quand on lui parlait, on avait l’impression de s’adresser à un vieux sage. Il était mon héros.»
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Le don de moelle osseuse est aussi une manière de reprendre du pouvoir face à la maladie. «C’était magnifique, témoigne Mikaël, frère aîné d’Adrien (atteint d’une leucémie) et donneur. Je pouvais enfin faire quelque chose, m’impliquer, être utile… le sauver.»
Le coup de griffe
Mais quand le malade ne survit pas, comme c’est le cas des frères de Marie, de Jordan, de Marie-Astrid, d’Emmeline et d’Edouard, il faut apprendre à gérer la boule d’angoisse qui pèse toujours des années plus tard, à sortir les émotions souvent verrouillées, à digérer la peine et la colère, comme le détaille parfaitement Jordan, tout en veillant à ne pas oublier le disparu, note Edouard. Des sentiments mélangés, ambivalents, compliqués. Chaque année, en Suisse, 250 enfants sont frappés par un cancer. Après un long combat, 8 jeunes sur 10 guérissent, non sans séquelles. Le coup de griffe dans le roman familial est l’une d’elles.