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Entre prison et millions, 12 destins de lanceurs d’alerte

Alors que le Conseil Fédéral doit revoir son projet législatif jugé trop compliqué sur les lanceurs d’alerte, Le Temps revient sur ces personnalités qui depuis plus de 40 ans, ont dénoncé les pratiques douteuses de grandes institutions étatiques, bancaires, pharmaceutiques et même sportives. En en payant souvent le prix fort

Portraits de Snowden et de Manning brandis par des manifestants à Berlin — © Reuters
Portraits de Snowden et de Manning brandis par des manifestants à Berlin — © Reuters

Il a été le premier

DANIEL ELLSBERG (Etats-Unis)

Cible : Le Pentagone

Alerte : En 1971, Daniel Ellsberg, analyste au Département de la défense pendant la guerre du Vietnam, transmet au New-York Times et au Washington Post des extraits d’un rapport gouvernemental secret sur la guerre du Vietnam, connu sous le nom de Pentagon Papers. Son contenu révèle les dissimulations et les mensonges de l’administration américaine dans sa stratégie de guerre.

Conséquence : Sous la présidence de Richard Nixon, Daniel Ellsberg sera poursuivi pour vol, conspiration et espionnage mais sera resté un homme libre.

Ils ont ébranlé les Etats-Unis

BRADLEY/CHELSEA MANNING (Etats-Unis)

Cible : L’armée américaine

Alerte : En 2010, l’analyste et soldat américain Bradley Manninga transmis près de 700 000 documents confidentiels au site WikiLeaks sur la guerre en Irak et en Afghanistan. Plus d’une centaine de ces documents sont susceptibles d’être des preuves de crimes de guerre.

Conséquence : Bradley Manning a été jugé par un tribunal militaire à Fort Meade et a étécondamné à 35 ans de prison. Après plus de deux mois de procès, la juge militaire Denise Lind a en décidé de le renvoyer de l’armée pour «déshonneur», notamment pour des faits d’espionnage. Depuis son lieu de détention, l’ancien soldat a demandé à pouvoir suivre un protocole de changement de sexe pour devenir une femme, portant le nom de Chelsea Manning.

EDWARD SNOWDEN (Etats-Unis)

Cible : Les renseignements américains

Alerte : A partir du 6 juin 2013,l’ex-consultant de l’Agence de sécurité nationale américaine (NSA) Edward Snowden a publié, par l’intermédiaire des médias, 1,7 million de documents contenant des conversations téléphoniques et des données informatiques échangées entre des millions de citoyens américains et d’ailleurs. Il a ainsi révélé au monde le contrôle planétaire exercé par les agences de renseignements, alliées à des géants d’Internet comme Google et Facebook.

Conséquence : Edward Snowden vit en exil en Russie, loin des Etats-Unis où il est recherché. Il demeure sous la menace de poursuites et pourrait être condamné à perpétuité, sans possibilité de libération anticipée. Il a déclaré en mars 2015 qu’il souhaitait obtenir l’asile politique en Suisse.

Ils ont combattu les banques suisses

BRADLEY BIRKENFELD (Etats-Unis)

Cible : UBS

Alerte : L’ex-gérant de fortune américain d’UBS a dénoncé en 2009 les pratiques de la banque en matière d’évasion fiscale dans le cas de 255 clients américains.

Conséquence : L’ex-chargé d’affaires a purgé une peine de prison de 30 mois avant de toucher 104 millions de dollars de la part du fisc américain pour son rôle de lanceur d’alerte qui a permis à l’institution de récupérer 5 milliards de dollars d’impôts. Pour UBS, le scandale s’est soldé par le paiement, il y a six ans, d’une amende de 780 millions de dollars. Bradley Birkenfeld vit en liberté surveillée jusqu’à la fin du mois de novembre. Sa demande d’immunité en tant que lanceur d’alerte lui a été refusée.

STEPHANIE GIBAUD et NICOLAS FORISSIER (France)

Cible : La banque UBS

Alerte : Au moment où éclate l’affaire Birkenfeld aux Etats-Unis, des salariés d’UBS France, la filiale française de la banque, commencent à s’interroger sur certaines pratiques. Parmi eux, le responsable de l’audit et la responsable des événements et du marketing. Après avoir tenté d’agir à l’interne, ils dénoncent à l’extérieur leurs soupçons: la mise en place d’un système présumé d’évasion fiscale qui permettait aux riches clients d’ouvrir des comptes non déclarés en Suisse. Avant que les médias ne soient alertés, un groupe de cadres avait aussi alerté le gendarme français des banques. UBS rejette ces accusations.

Conséquence : Nicolas Forissier et Stéphanie Gibaud ont été licenciés, leur ex-employeur invoque des motifs économique suite à la crise des subprime. Les deux anciens salariés ont contesté leur mise à pied devant les Prud’hommes et accusent leur ancien employeur de les avoir harcelé. Stéphanie Gibaud a gagné en mars, le harcèlement a été reconnu. Nicolas Forissier a gagné en première instance, une procédure en appel est pendante. Leurs alertes ont conduit les juges d’instruction français à mettre en examen UBS pour blanchiment de fraude fiscale et démarchage illicite. L’instruction n’est pas encore bouclée.

HERVE FALCIANI (Suisse)

Cible : La banque HSBC

Alerte : L’ancien informaticien d’HSBC a copié illégalement entre 2006 et 2007 des fichiers de la banque concernant plus de 130 000 comptes. Il aurait d’abord tenté de les vendre au Liban avant de les livrer au fisc français. C’est le début de l’affaire HSBC, dont le dernier épisode a été constitué par les SwissLeaks., qui a permis de mettre à jour des pratiques d’évasion fiscale au niveau mondial.

Conséquence : Hervé Falciani s’est enfui en France en 2008. En 2009, la Suisse émet un mandat d’arrêt international contre lui. Il vit aujourd’hui entre la France , l’Italie et l’Espagne. En décembre 2014, il a été mis en accusation par le Ministère public de la Confédération (MPC). Il est accusé d’espionnage économique, soustraction de données et violation du secret commercial et bancaire.

Ils se sont battus pour la santé

PASCAL DIETHELM et JEAN-CHARLES RIELLE (Suisse)

Cible : Le professeur Ragnar Rylander, épidémiologiste suédois et professeur à la Faculté de Médecine de l’Université de Genève

Alerte : Les deux militants antitabac, actifs au sein de l’Association Oxygenève et au Centre d’Information pour la Prévention du Tabac (CIPRET) réciproquement, ont accusé Ragnar Rylander de «fraude scientifique» lors d’une conférence de presse en mars 2001. Selon eux, le chercheur suédois aurait minimisé à plusieurs reprises les effets nocifs du tabac et du tabagisme passif. Pascal Diethel et Jean-Charles Rielle ont découvert des liens des liens de conflits d’intérêt que Ragnar Rylander entretenait depuis 1972 avec la société Philip Morris qui lui versait près de 150 000 dollars par an. Il a été accusé aussi d’être à la tête d’un laboratoire caché de Philip Morris en Allemagne.

Conséquence : Pascal Diethelm et Jean-Charles Rielle ont été condamnés à 4000 francs d’amende pour défaut de preuve. Ils ont fait une demande de recours qui est passée en avril 2003 et a annulé la condamnation. Blanchis en décembre 2003 par la chambre pénale, Pascal Diethelm a été couronné par un prix en 2007 à Genève pour son action.

IRENE FRACHON (France)

Cible : Les laboratoires Servier

Alerte : En mars 2009, la pneumologue du Centre Hospitalier Universitaire de Brest signale à l’agence française de sécurité du médicament une dizaine de cas de maladies des valves cardiaques chez des patients consommant le coupe-faim benfluorex ou Mediator commercialisé depuis 1976 par les laboratoires Servier. Une étude menée sur des millions de diabétiques a confirmé le lien entre le médicament et les risques cardiaques. Le Mediator, qui a été reconnu comme responsable de 500 morts, est retiré des ventes en France le 30 novembre 2009.

Conséquence : En 2010, Irène Frachon a publié un essai «Médiator 150 mg: Combien de morts?» qui a fait connaître publiquement ce scandale sanitaire. Les premières plaintes pénales de patients ont été déposées fin 2010. Le 21 septembre 2011, le directeur de la société, Jacques Servier, est mis en examen. Il décède avant la fin de l’instruction judiciaire. Selon le Figaro, le procès n’aura pas lieu avant 2018.

YASMINE MOTARJEMI (Suisse)

Cible : Nestlé

Alerte : Ancienne responsable de la sécurité alimentaire chez Nestlé, à Vevey, avec le titre d’assistante vice-présidente, Yasmine Motarjemi a fait de l’amélioration de la gestion de la sécurité alimentaire son combat. Elle a pointé des faiblesses et des négligences, comme dans une affaire de biscuits pour bébés potentiellement dangereux, en 2002. Elle a aussi lancé des mises en garde s’agissant des procédures de validation de la composition nutritionnelle des formules infantiles.

Conséquence : Dans un premier temps, cette ancienne experte de l’OMS a été écoutée, ses recommandations suivies. Mais à partir de 2006, la situation s’est peu à peu dégradée. Yasmine Motarjemi a d’abord donné l’alerte en interne et demandé un audit. Finalement, elle a été licenciée en 2010. Elle a déposé plainte pour harcèlement dans le canton de Vaud, où la procédure est en cours. Nestlé rejette toutes les accusations, qu’elle juge infondées, et a également déposé plainte.

ANDERS KOMPASS (France)

Cible : L’armée française

Alerte : Le directeur des opérations de terrain au Haut-Commissariat des Nations unies Anders Kompass est accusé par son employeur d’avoir transmis aux autorités françaises les résultats préliminaires d’une enquête de l’organisation onusienne. Celle-ci porte sur des abus sexuels commis par des soldats sur des enfants réfugiés dans un camp sous protection de l’armée française dans la capitale centrafricaine. La justice française a confirmé avoir ouvert une enquête préliminaire sur la base des informations des Nations Unis le 31 juillet 2014. Le rapport confidentiel a été révélé par le journal britannique, le Guardian.

Conséquence : Le fonctionnaire des Nations Unis a été suspendu le 17 avril dernier. Il fait l’objet d’une enquête administrative et il risque d’être licencié.

Ils ont dénoncé le dopage

VITALY STEPANOV et IOULIA STEPANOVA (Russie)

Cible : L’athlétisme russe

Alerte : L’ancien employé de l’Agence antidopage russe, Vitaly Stepanov, marié à Ioulia Stepanova, coureuse des 800 mètres, a découvert que le dopage était aussi généralisé que la corruption dans le sport en Russie. Dans un documentaire allemand diffusé en décembre 2014, ils décrivent un système où 99% des athlètes sont dopés.

Conséquence : Deux jours avant la diffusion du documentaire, le couple Stepanov a fui la Russie avec son enfant en bas âge. Ils vivent cachés en Allemagne. Les rares journalistes autorisés à les rencontrer ne doivent donner aucun renseignement susceptible de les faire repérer. Le 23 avril 2015, l’agence mondiale antidopage a mis en ligne sur son site internet un formulaire sécurisé, en anglais et en russe, afin d’inciter d’autres athlètes à témoigner.

Crédits photo: AFP, Keystone/Martial Trezzini, AP Photo/Anja Niedringhaus