Trains de nuit (3/5)
Le train Intercity Metropol relie en une nuit la capitale tchèque à sa consœur hongroise. Le trajet entre les anciennes cités royales de l’Empire austro-hongrois fait rêver les touristes d’Asie et arrange les locaux pour un petit bout de voyage

Le chemin de fer nocturne se fait rare en Europe, mais certaines lignes existent encore. Cette semaine, «Le Temps» vous en fait découvrir quelques-unes.
Les épisodes précédents:
Ce jour-là, à Prague, les pavés brûlent sous les pieds. Quarante degrés. Même les sculptures en pierre suintent. Encore un peu, et le soleil refondra à sa guise les ferronneries Art nouveau de l’ancienne capitale du royaume de Bohême.
Mais le soir les sauve de justesse. A 21h, les volutes forgées à l’entrée de la gare sont indemnes. Un soupçon d’air frais se promène sur les quais. Les passagers de l’Intercity Metropol à destination de Budapest auront tout le temps d’en profiter: le train se fait attendre.
Nomades
Dans les remparts de leurs valises blindées, des touristes asiatiques ne semblent guère froissés. Leurs yeux brillent comme si un grand parc d’attractions les attendait. «En Corée du Sud, il n’y a pas de trains de nuit, se réjouit un père de famille. Prague et Budapest, c’était notre rêve.» Et le seul but de leur voyage en Europe, d’une petite semaine.
D’autres passeront par Vienne. Le faste de l’Empire austro-hongrois resplendit à l’autre bout du monde. Paris est vaincu: «On ne s’y sent pas en sécurité», confient des vacanciers de Taïwan.
Au pied de la grande muraille de bagages s’étalent des campements de backpackers. Cette jeunesse de l’Europe sans frontières pour qui les gares sont une deuxième maison. Un salon est vite aménagé avec des sacs à dos. Confortablement assis par terre, ils finissent leur repas du soir et goûtent l’aventure. Allemagne, Danemark, Croatie: le pass Interrail met le monde à leurs pieds, nus par cette nuit d’été torride.
Soudain, une colonie d’ados espagnoles s’envole comme des moineaux effarouchés. Un agent en chemise blanche agite les bras: «Budapest, c’est en tête du train! Ici, c’est jusqu’à Brno.» Débrayage général.
Moi, je discute avec John. Mèches cendrées, casquette gaillarde, sac à dos et une petite canne. Un Américain du Midwest épris du Vieux Continent. Le train bleu fait irruption dans la conversation, je me retrouve à l’extrême opposé des wagons pour Budapest. Tant pis, je monte à l’arrière.
Mystiques
Quelques compartiments obscurs et déserts. Puis un être blond au regard illuminé m’entrave le passage, gesticulant à grandes brassées: «Come here!»
Moi? Pourquoi? Il s’appelle Petr et puisque ce soir à la gare le hasard lui a fait croiser le chemin de deux bons amis, il est certain que mon apparition aussi est l’œuvre du fatum.
Dans la pénombre, les lampes du corridor découpent les silhouettes de mes hôtes. Boucles nonchalantes d’une brunette en robe fleurie. Sourire serein du troisième copain, cheveux longs d’un prophète ou d’un artiste. Un grand étui noir posé à côté plaide pour le deuxième.
Et vous allez où? «Brno. Enfin, si on ne s’endort pas» – clin d’œil en direction des canettes de bière qui jonchent la surface de la tablette.
La kora, ce luth africain aux traits d’un masque rituel, sort de sa cape. Les doigts de Jiri tricotent des harmonies argentées, les mains de Petr se nouent dans une danse folklorique, les boucles de Mila tintinnabulent en écho. Les roues du train jouent au tambour, les reflets de réverbères sont les flammes d’un feu sacré. L’agent en chemise blanche met fin au sortilège: «Budapest, c’est en tête!»
On n’en a cure, deux heures encore avant la séparation du train. Entre deux éclats de rire et trois gorgées de bière, on parle de nous, de nos trajets – ce soir, par le passé, à l’avenir, dans la vie… Petr rentre d’un festival militant pour le climat. Il baisse le ton, conspirateur, comme si le rail pouvait entendre: «Samedi, on bloquera les voies vers l’une des plus grandes centrales de charbon!»
La nuit enfile sur le train des lumières de petites stations. Troisième injonction de rejoindre la partie pour Budapest. Je me traîne entre des rangées de passagers assommés. Au point de la séparation, la porte a la stature d’une frontière.
Rebelle
Parfum d’ambiance sucré. De larges portes rétroéclairées ondulent le long du couloir. Compartiments privés. Je ne m’y attarde pas. J’ai réservé, pour dormir, une planche dans une cellule à six couchettes. Et les contrôleurs apprêtés qui jouent aux portiers d’un hôtel de luxe ne sont pas bavards.
En deuxième, l’odeur du renfermé et des chaussettes en sueur. Un agent de train trouve mes déambulations étranges au moment où les gens en situation réglementaire dorment. Il tient à m’escorter jusqu’au collègue dans mon wagon. Tout au bout, John l’Américain fait sentinelle dans le couloir. On vérifie mes billets sous son regard compatissant: lui, il s’est fait chasser de la première classe alors qu’un ami l’a invité pour un verre.
«Je ne rentre pas là-dedans – lance-t-il en direction des cabines. C’est une étuve.» Il ne va quand même pas passer la nuit debout, avec sa canne? «Si, je ne bouge pas d’ici.»
Quand je vois mon lit, je comprends l’angoisse de John. Un empilement de trois couchettes de chaque côté, un tas de bagages au milieu qui déborde sur ma place tout en bas. Espace tout juste suffisant pour compléter ce sandwich en y glissant mon corps. Je me contente d’y coucher ma valise et retrouve John.
Il swingue dans le rythme du train et de Paul McCartney dans ses écouteurs. Il enchaînera sur Bob Dylan. Ou Leonard Cohen, «un grand poète». Il enseigne les maths mais adore les belles lettres. Dostoïevski, Robbe-Grillet, Kundera… Des noms se suivent comme les haltes solitaires dans la fenêtre. 3h. «Seulement six encore à tenir debout», dit John. On feuillette les pages de l’existence. Le train est arrêté depuis longtemps dans une gare. Mes yeux commencent à céder. Même un tronc d’arbre me conviendrait pour dormir. Je laisse John vagabonder en compagnie des poètes.
Et découvre avec soulagement une fenêtre ouverte et un courant d’air au-dessus de mon étagère. Je me plie en deux pour faire un lit avec deux draps et un coussinet. Un sifflet fait vaciller le train et me balance dans un sommeil.
Princesse
A 5h du matin, une cohorte descend à Bratislava. Dehors, sous un soleil endormi, une forêt prend un bain de brouillard. Je vais me laver le visage et regarde le rail défiler dans le trou de la cuvette des toilettes. Le couloir est vide. John a fini par se rendre.
Je me fais bercer par une valse monocorde de fils électriques, de grands champs et de petits potagers. A 8h, les voyageurs se réveillent, somnolents et chiffonnés.
Kristyna, elle, n’a pas un pli sur un visage frais comme une rose, ni sur sa robe soyeuse. Cheveux arrangés, maquillage soigné: une princesse prête pour un bal. Aucun petit pois ne lui a gâché la nuit? «Oh non, j’ai très bien dormi.» Dans une demi-heure, elle a une réunion avec ses collègues hongrois: «J’ai toujours pris l’avion mais c’est ennuyeux. Je reprendrai le train ce soir pour rentrer.» Si elle ne le précise pas, personne ne devinera où elle a passé la nuit.
Dans la fenêtre, des arbustes et des graffitis escaladent des hangars délabrés. Un paysage de ceux qui précèdent toutes les entrées en gare de grandes villes. A travers la vitre, le soleil brûle déjà. Les touristes se préparent à affronter la canicule de Budapest. Trente degrés, seulement. Une dizaine de moins qu’à Prague.
Empreinte carbone moyenne pour le trajet Prague-Budapest aller-retour (source myclimate):
En train: 72 kg CO2
En voiture: 208 kg de CO2
En avion: 284 kg de CO2.
Un autre trajet en vidéo: