Spectres
Spiritisme, cinéma et psychologie sont engagés vers 1900 dans une chasse aux fantômes. L'historienne Mireille Berton explore ces liens étranges

Donner à voir les fantômes, attraper les spectres qui hantent notre esprit. C’est la quête étrange qui réunit, autour de 1900, trois démarches aux apparentements inattendus: le spiritisme, la psychologie, le cinéma. Dans Le corps nerveux des spectateurs, ouvrage majeur plongeant dans les ombres et les lumières de la modernité, Mireille Berton entreprend le périple de cet archipel fantomatique. Historienne du cinéma à l’Université de Lausanne, l’auteure montre comment le spectacle cinématographique et les sciences du psychisme émergent de la culture du merveilleux, comment ils prennent le relais de l’occultisme en réalisant les fantasmes du paranormal, et comment ils aboutissent à redéfinir la subjectivité à l’âge de la modernité électrique.
Autour de 1900, on imagine l’organisme comme un «corps nerveux», une machinerie perceptive et réactive que la modernité menace de surcharger. Dans ce contexte, le cinéma inquiète…
Le cinéma semble exacerber la vulnérabilité du «corps nerveux». Il engendre, dit-on, un excès de stimulations qui peut conduire à l’hystérie et à la neurasthénie. Ce n’est pas de la pure spéculation: il y a des patients qui sont troublés dans leur vie de tous les jours, envahis par des cauchemars ou des hallucinations reproduisant des scènes vues au cinéma. Les médecins parlent d’un trouble nerveux spécifique, qu’ils appellent «psychose cinématographique». La mécanique du dispositif elle-même, et notamment la vitesse et le scintillement de l’image, semblent provoquer des troubles nerveux.
Vous montrez que cette inquiétude est très sexuée.
La technologie est alors considérée comme féminisante, portant atteinte à la virilité des hommes. Le train est emblématique de ces peurs d’émasculation: ses déraillements, fréquents et largement évoqués par la presse, peuvent provoquer des phénomènes d’hystérie masculine. Que les femmes soient sujettes à des maladies nerveuses, c’est perçu comme naturel, puisqu’on les considère comme constitutionnellement impressionnables. On confirme ainsi les différences de genre: si la femme est nerveuse par nature, l’homme le devient sous l’effet d’un facteur extérieur, la technologie avec ses aléas, qui vient bouleverser son équilibre.
Parallèlement, le cinéma devient une métaphore du fonctionnement de l’esprit.
L’esprit est envisagé comme une machine qui projette des images et des sons sur un écran mental: le travail de l’imagination, du rêve et de l’hallucination ressemble au fonctionnement du cinéma. Celui-ci ne sert pas seulement de métaphore, mais aussi de modèle épistémologique: il transforme la manière de comprendre le fonctionnement de l’esprit.
Un exemple spectaculaire est ce qu’on appelle alors le «moi du mourant».
C’est le phénomène qui consiste, lorsqu’on frôle la mort, à revoir de manière synthétique des épisodes marquants de son existence. À partir de 1900, les personnes qui le vivent le décrivent sur le mode du cinématographe: un film intérieur défile sur l’écran de leur esprit. Les discours sont assez précis dans la description du phénomène, mettant en évidence les effets de montage, de fondu enchaîné, de gros plans…
L’avènement du cinéma prend place également dans le contexte de la fascination pour l’occulte.
On envisage le «corps nerveux» comme un corps mystérieux, capable de choses extraordinaires comme la télépathie, la vision à distance, la télékinésie. Le cinéma prend en charge cet imaginaire. Même s’il n’est pas invité aux séances médiumniques, car les spirites disent que la caméra fait fuir les esprits, il est considéré lui-même comme un outil spectral: en enregistrant et en faisant réapparaître un espace-temps qui n’est pas là, il fait advenir des fantômes… Le cinéma permet également de voir à distance et il transforme les spectateurs en télépathes, communiquant entre eux par l’intermédiaire du film projeté dans différentes parties du globe. C’est ainsi que l’occultisme, progressivement marginalisé par les sciences, réapparaît sous une autre forme, réélaboré par le cinéma, qui en réalise tous les fantasmes. Le cinéma propose, si l’on veut, un spiritisme sécularisé.
Que se passe-t-il du côté des sciences de l’esprit?
La psychologie expérimentale va invalider les pratiques spirites. Mais entre-temps, les sciences du psychisme procèdent à une «spectralisation» de l’espace mental. Les fantômes, les spectres ne sont plus imaginés à l’extérieur de soi, comme au XVIIIe et au début du XIXe siècle. L’esprit est conçu désormais comme un espace hanté par soi-même, par ses propres images, dont il a le sentiment contradictoire qu’elles lui appartiennent et qu’elles lui sont imposées de l’extérieur. Les fantômes sont ainsi incorporés au psychisme, qui devient un lieu peuplé d’images et de sons étranges et fantastiques. Le spectateur de cinéma est placé dans une situation semblable: il sait que les images qu’il voit ne sont pas les siennes, mais il s’y implique émotionnellement et s’y identifie.
Le caractère fantomatique du cinéma s’accentue encore dans la décennie suivante…
Autour de 1915, le cinéma s’institutionnalise. On transforme l’espace de la projection: de lumineux, bruyant, désordonné qu’il était au cours des premières années, il s’assombrit et impose une discipline aux spectateurs. On refoule le projecteur, qui jusque-là était placé au milieu, à l’arrière de la salle: en le rendant invisible, on donne aux spectateurs l’illusion d’être eux-mêmes à la source de la projection du film. À la différence de ce qui se passe dans certaines séances de spiritisme qui exploitent la crédulité des clients avides de merveilleux, le spectateur est tout à fait conscient qu’il assiste à une fiction. Mais le fait de savoir que ce sont de «faux fantômes» n’enlève rien à son plaisir: au contraire, les spectateurs continuent à s’émerveiller et restent volontiers captifs du dispositif. Le pouvoir de fascination du cinéma comme machine à fantômes achève ainsi d’installer, au cœur même de notre subjectivité, ce surnaturel et cet irrationnel qui se sont révélés impossibles à éradiquer. C’est là toute l’ambiguïté de notre modernité.
Mireille Berton, Le Corps nerveux des spectateurs. Cinéma et sciences du psychisme autour de 1900, Editions L’Age d’Homme.
Soirées de lancement:
– À Paris, samedi 7 novembre, 18h-21h: lancement du livre dans le cadre de l’exposition sur le spiritisme «Dessiner l’invisible» (Galerie 24b, rue Saint Roch 24 bis, 75001)
– À Vevey, samedi 14 novembre, 19h: avec présentation et projection du film «Le Mystère des roches de Kador» de Léonce Perret, 1912 (Café Littéraire, Quai Perdonnet 33)