Société
Ce week-end, «Le Temps» propose une exploration de l'érotisme en Suisse. Nos correspondantes régionales ont glané impressions et informations à travers le pays: dans les chambres à coucher, les différences culturelles sont-elles si fortes?

Obscurs objets des désirs. Ce week-end, Le Temps propose une petite série d’articles dédiés à l’érotisme en Suisse, sous ses diverses facettes. Voici le premier épisode de notre exploration.
Outre-Sarine, le défi de la drague
Zurich cristallise cette image parfois source de doléances parmi les expatriés: une superqualité de vie, mais des rencontres trop rares. Le flirt, notamment, n’y est pas chose aisée.
Un autre monde
C’est un sujet de conversation inépuisable, dans les cercles d’expatriés, ou de Romands impatriés à Zurich. La drague, version alémanique. Julia*, coquette Genevoise de 30 ans, se remémore ses périodes de célibat sur les bords de la Limmat: «Pour moi, c’était un autre monde. Ce qui m’a le plus frappée? Les hommes ne sont pas entreprenants, alors que j’attends un geste de l’autre. Un soir, en boîte de nuit, je faisais des œillades à un garçon. Il n’a pas bougé et pourtant, il avait l’air intéressé!» Il a fallu qu’un ami intervienne pour jouer les entremetteurs. «Plus tard, il m’a avoué qu’il ne comprenait pas pourquoi je le regardais si intensément. Il est même allé vérifier devant un miroir s’il n’avait pas quelque chose qui clochait.»
Entre inconnus, les relations sont plutôt crispées. On ne s’approche pas, comme des jeunes à un bal de campagne
De l’avis de plusieurs séducteurs gays, pas de différence d’approche entre Romands et Alémaniques. Mais pour Alexandra*, il y a bien un Röstigraben dans le rapport entre hommes et femmes. «C’est même la seule différence que j’ai perçue.» La trentenaire française, installée en région romande, a habité deux ans à Zurich. «Entre inconnus, les relations sont plutôt crispées. On ne s’approche pas, comme des jeunes à un bal de campagne. Et, lorsque j’accostais des hommes, ils restaient souvent froids.»
Un problème de langue? Carine Zuber secoue la tête. Codirectrice de la salle de concert Moods, la Biennoise installée à Zurich depuis quatre ans parle le suisse-allemand. Ce qui ne l’empêche pas de dresser le même diagnostic: «Les hommes qui me draguent, ici, sont des non-Zurichois. Ou alors, si les Zurichois draguent, je ne le remarque pas. En Suisse romande, je trouve les rapports de séduction plus ouverts et spontanés.»
Les Suisses n’osent pas, ils ont peur de commettre une erreur
Alicia*, 42 ans, a vécu dans d’autres villes avant de s’installer dans celle de Zwingli. Elle compare: «Les Suisses n’osent pas, ils ont peur de commettre une erreur.» Et de conter l’anecdote de ce jeune homme qui se languissait secrètement d’une collègue de travail: «Pas un seul signe d’intérêt pendant des années. Un jour, c’est sorti de nulle part, il l’a demandée en mariage!» «Zurich est une ville introvertie qui éprouve un besoin urgent de s’extravertir», renchérit son meilleur ami, Armin*. Le Zurichois a son explication à cette timidité helvétique: «Ils cherchent la perfection. Mais c’est un tue-l’amour.» L’homme de 39 ans ajoute que selon son expérience, les femmes sont réceptives à la drague, mais «de préférence après quelques verres».
En matière de sexualité, c’est surtout l’éducation, la religion et le rapport au corps qui comptent.
Pour la sexologue Sybille Schnorf, qui a étudié à Genève et travaille en Suisse alémanique depuis quatorze ans, «en matière de sexualité, c’est surtout l’éducation, la religion et le rapport au corps qui comptent. Enormément de personnes sont à Zurich pour y travailler. Elles sont stressées, serrées dans leur costume ou leur tailleur, se lèvent et se couchent tôt. On a peu de chances de voir des scènes de drague à la Bahnhofstrasse. Mais si vous allez au bord du lac, vous aurez une tout autre impression.»
C’est une particularité des rives de la Limmat qui peut intriguer: hommes et femmes se côtoient en tenue d’Eve et d’Adam sans gêne dans les saunas. Les Badis ont aussi leur version nudiste. Mais «le corps nu n’est pas forcément érotisé», souligne la sexologue. Et une tentative d’approche en situation dévêtue risque de passer pour déplacée.
Des codes pas toujours lisibles
Zurich cristallise cette image parfois source de doléances parmi les expatriés: une superqualité de vie, mais des rencontres trop rares. Pourtant, les opportunités ne manquent pas, avec sa scène culturelle foisonnante et ses lieux de fête qui ne ferment jamais. Les observateurs avertis vous le diront, il faut savoir choisir l’endroit et le moment avant d’entrer en action. «Dans les soirées reggae, on ne vient que pour draguer. D’autres événements, comme les late-night traps, attirent filles et garçons en tenue ultrasexy. Ils dansent à fond mais se touchent à peine», observe Carine Zuber.
Pour l’étranger, les codes ne sont pas toujours lisibles. «C’est pour cela que Tinder marche si bien, suppose Julia*. Une fois la phase d’approche passée, les hommes alémaniques avec qui j’ai eu des aventures se sont montrés hyperdécomplexés et très vite coquins.» L’étude de l’Office fédéral de la santé sur les pratiques sexuelles des Suisses relevait ce Röstigraben: les Romands, avec 7,1 amants au cours d’une vie, ont un peu plus de partenaires que les Alémaniques (6,1) et les Tessinois (5,8). Mais ce sondage réalisé auprès de 30 000 personnes montrait aussi que Bâle-Ville détient les records: nombre d’amants par personne au cours d’une vie (12,3), fréquences des «coups d’un soir» ou d’expériences à trois. De quoi écorner les clichés. (Céline Zünd)
Un ADN sexuel romand débridé, vraiment?
En Suisse romande, les revendications pour une sexualité libérée cohabitent avec un lot d’a priori tenaces et la drague reste plus aisée derrière un écran. Un reste de la morale protestante?
«Je suis à l’aise avec mon corps, mais je choisis à qui je veux le montrer». Allongée sur un ponton des Bains des Pâquis, Vanessa donne le ton. Pour cette trentenaire, le topless c’est face au soleil, au coin femmes uniquement. Dès les premiers rayons, ce lieu emblématique de la Genève bobo voit défiler les corps plus ou moins dénudés. On s’expose, on zieute, on roucoule, entre deux plongeons dans le Léman. Depuis le début de l’année, la baignade seins nus est d’ailleurs à nouveau autorisée, grâce à une pétition de 300 signatures, parvenue à abroger une interdiction datant de 1929.
Enquête réalisée par Love Life
Genève, un petit paradis des sens à l’image de la Suisse romande? A en croire, l’enquête Love Life réalisée en novembre dernier, les Romands, plus actifs, plus libérés que les Alémaniques, passent pour des partenaires particulièrement désinhibés. Ils revendiquent entre 7 et 8 partenaires au cours de leur vie, contre 5 à 6 pour les Alémaniques. Le «côté latin» sans doute, entend-on déjà murmurer. Un peu plus et on se prendrait à rêver la Suisse romande en enclave méditerranéenne au milieu d’un paysage froid et austère. Mais ce «nouveau Röstigraben» décelé dans les sondages existe-t-il vraiment?
Olivier, 50 ans et domicilié à Genève, dresse un tout autre portrait de l’ADN sexuel romand, du rapport à soi et aux autres. Ses relations intimes, il ne les dévoile pas facilement à ses proches. «Il peut m’arriver d’en parler avec un ou deux amis, mais ce sera plutôt sur un ton décontracté, voire trivial», précise l’homme divorcé qui vit actuellement en couple. La nudité oui, mais uniquement dans l’intimité. «Sauna une fois ou deux, mais je ne suis pas très à l’aise nu en public.»
Séduction libérée sur le Web
Loin d’être un art assumé, la séduction est pour lui domptée au quotidien. En particulier dans l’espace public. «Mon regard est souvent attiré par des silhouettes ou un regard que je croise en ville, j’essaie cependant de rester discret. Je n’ai jamais dragué dans la rue, de peur de passer pour un pervers.» L’arrivée des réseaux sociaux a changé la donne. «C’est beaucoup plus facile de communiquer par écrit, je suis plus libéré pour parler de sexe par exemple dans le cadre d’un échange sur les réseaux, chat, voire webcam.»
Pour Elodie, étudiante de 22 ans, la drague en ligne éclipse l’étincelle romantique de la rencontre. «Ce n’est pas mon truc», lance la jeune Lausannoise, célibataire depuis peu. L’unique et grand amour n’est pas pour autant son obsession. «Plusieurs aventures sur une vie peuvent être tout aussi excitantes», estime-t-elle. A ses yeux, les injonctions qui pèsent sur le couple restent une entrave. Cumuler les coups d’un soir par exemple, reste mal perçu. «Je ne comprends pas ce besoin de cadrer la sexualité. Si les deux partenaires sont consentants, les juger n’a pas de sens.»
Morale rigoriste protestante?
Ce lot d’a priori, un reste du contrôle social ou de la morale rigoriste protestante? Elodie se souvient au contraire avoir ressenti une pression à 16 ans alors qu’elle était encore vierge. «Ce n’était jamais explicite, mais on me faisait comprendre qu’il était temps de me jeter à l’eau.» Des discussions surprises entre copines, des regards. «J’avais presque honte, confie-t-elle. Avec le recul, ça me paraît absurde.» Autour d’elle, certaines attendent «le bon» pour s’engager, d’autres non.
Alors, atterrit-on dans un autre monde en franchissant la Sarine? Olivier qui vit à Genève mais travaille à Zurich constate que les Alémaniques ne sont pas forcément plus libérés. «Par contre chez eux, nudité n’est pas égal à sexualité. En Suisse romande on associe plus volontiers les deux.» Autre point: la prostitution. «L’attitude décomplexée par rapport aux maisons closes ressemble davantage à la situation en Allemagne.» Elodie se souvient d’une anecdote racontée par ses parents. «A l’entrée d’un spectacle de cirque, ils ont assisté, effarés, à une vente libre de sex-toys. Du jamais vu en Suisse romande!»
Pudeur ou masculinité exacerbée
S’il n’a pas mené d’études sur la question, Nicolas Leuba, psychologue spécialiste en sexologie basé à Lausanne, ne constate pas de différence fondamentale entre les Suisses allemands, les Suisses romands et les Tessinois dans sa pratique quotidienne.
«La perception de la sexualité dépend davantage de la construction personnelle que de l’origine intra-helvétique, estime-t-elle. Tous mes clients sont confrontés aux mêmes problématiques qui vont du dysfonctionnement sexuel de base aux conflits conjugaux. En revanche, les différences sont plus marquées avec des personnes issues de cultures étrangères, dans le sens de la pudeur comme d’une masculinité exacerbée par exemple. (Sylvia Revello)
Latins oui, mais plutôt conservateurs, les Tessinois
Les montagnes, un héritage catholique, la mamma… Quelques-uns des ingrédients configurant le rapport à la sexualité au sud des Alpes.
En québécois, le verbe pogner est multi-usage et l’un des plus usités. Parmi sa vingtaine de significations, il peut vouloir dire attraper («j’ai pogné un rhume»); être pris («je suis pognée dans le trafic») ou encore, être populaire («tu pognes auprès des vieux»). On peut aussi dire d’une personne qu’elle est pognée; timide, ou coincée («t’es ben pogné!»). En arrivant au Tessin, une de mes premières impressions a été que les autochtones étaient un peu pognés. Ou plutôt, qu’au Québec, les relations, en général, sont plus simples, directes et égalitaires (on nous reproche d’ailleurs un tutoiement abusif).
Fondatrice du groupe d’activité pour célibataires «I single in Ticino», Samanta Atanaszov m’a aidée à mieux comprendre l’écosystème local. Par exemple, lors d’un récent dîner entre membres, les jouets sexuels et l’épilation – où arracher, où non – sont apparus au détour de la conversation. «Il y avait des rires gênés, un certain malaise; on sent que le sexe est encore perçu comme un peu «sale», explique-t-elle. Ici, personne n’est pratiquant, mais tous ont été baptisés et mariés à l’église. Un certain héritage catholique perdure, y compris en matière de sexualité.»
Nous sommes entourés de montagnes, renfermés sur nous-mêmes
Mais pas seulement. «Nous sommes entourés de montagnes, renfermés sur nous-mêmes.» D’ailleurs, une récente enquête de l’Institut Sotomo sur la sexualité dans le pays révélait que les Tessinois ont moins de partenaires sexuels que leurs compatriotes. Serait-ce parce qu’à Lugano lorsque les commerces ferment, la vie s’éteint? Pourtant, à quelques kilomètres, de l’autre côté de la frontière, on sort sur la piazza socialiser, draguer.
Entre Tessinois et Italiens, la différence est abyssale, insiste la Tessinoise. «Ceux-ci sont plus charmeurs, extravertis et «chasseurs»; ils n’ont pas peur d’aborder les femmes. Les Italiennes aussi ont une autre approche, plus séductrices. Nous faisons les courses en jean; elles sont en stilettos. Plus on descend vers le Sud, plus on est superficiel, estime-t-elle. Pour les Alémaniques, le look est secondaire. C’est ce qu’elles sont, ce qu’elles font qui comptent, au Tessin, nous sommes déjà plus dans le paraître.»
Poids de l’éducation
Ceci dit, une bonne proportion de Tessinois est issue de l’immigration italienne. Célèbre psycho-sexologue au Tessin – elle tient une rubrique de conseils pour lecteurs en difficulté dans le dominical Il Caffè depuis quatorze ans – Linda Rossi souligne que la mère d’origine italienne est parfois très présente, voire étouffante, auprès de son fiston. «En plus de générer des conflits, cela peut nuire indirectement à la dynamique sexuelle du couple de ce dernier.»
«Ici, en famille, on ne discute pas de sexualité, ajoute-t-elle. En vingt ans, celles qui m’ont répondu en avoir entendu parler à la maison se comptent sur les doigts d’une main.» Et à l’école, l’éducation sexuelle vient tout juste d’être introduite, après de fortes résistances, au primaire et au secondaire. «Elle est dispensée uniquement par les enseignants – pas formés en la matière – qui se «sentent de le faire», et au lycée, rien», déplore-t-elle.
Les hommes ne connaissent pas le corps des femmes et celles-ci non plus ne sont pas portées à apprendre à se découvrir et à se donner du plaisir
Psychothérapeute et sexologue, Giovanni Micioni constate lui aussi beaucoup d’ignorance. «Les hommes ne connaissent pas le corps des femmes et celles-ci non plus ne sont pas portées à apprendre à se découvrir et à se donner du plaisir.» En plus, elles s’attendent que l’homme prenne l’initiative et sache comment s’y prendre.
D’ailleurs, plusieurs Tessinois qui ont étudié ou travaillé dans d’autres cantons, de retour, font valoir qu’ici, les femmes sont moins «ouvertes». Quant aux Tessinoises, elles ne sont pas rares à apprécier les autres Suisses, moins mammone – excessivement attachés à la mamma.
D’autres exemples de conservatisme
Deux autres exemples témoignant du conservatisme local: les «caresseuses», ces professionnelles appelées à satisfaire les personnes handicapées, admises en Suisse romande et alémanique, ne le sont toujours pas ici, note Linda Rossi. Et l’homosexualité demeure très taboue. La stigmatisation et les «blagues» homophobes sont plus courantes. Le canton n’a toujours pas accueilli sa première Pride, prévue l’an prochain, à Lugano. (Andrée-Marie Dussault)