Adèle regarde les petites annonces sur Internet. Dans deux mois, elle sera Lausannoise et elle n’a pas encore trouvé de logement pour sa famille. Adèle est Parisienne, cadre dans la filiale française d’une grosse société suisse. Bientôt le grand pas. Adèle est un peu effrayée. Des collègues prévenants l’ont déjà avisée que les Helvètes étaient, sic, «des fachos et des délateurs». D’autres, plus encourageants, ont vanté «une incroyable qualité de vie, de l’air pur et de la sécurité».
Adèle se demande un peu comment elle va composer avec tout cela. Pour l’aider, un ami lui a envoyé un powerpoint trouvé sur la Toile: «10 conseils indispensables pour bien débuter en Suisse». Outre des informations administratives, elle y apprend qu’elle devra s’abstenir de klaxonner ou de faire des appels de phare, mais aussi arrêter de critiquer son chef et commencer à penser collectif.
L’auteur de ce mini-guide s’appelle David Talerman, et il s’est mué en saint-bernard de l’intégration après avoir lui-même éprouvé un choc culturel: «Je suis arrivé en 2001, je croyais connaître la Suisse, parce que j’avais longtemps vécu à Annecy. La secousse a été bien réelle.» David Talerman a sorti son premier livre en 2006, en même temps qu’il a ouvert son site internet: Travailler et vivre en Suisse (Ed. Gualino). «L’idée était de faire en sorte que les gens commettent le moins d’erreurs possibles», note-t-il. Il faut croire qu’il avait vu juste puisque aujourd’hui, Talerman en a fait son métier et qu’il vit des conseils qu’il prodigue aux frais expatriés. Il n’est pas seul sur ce marché. L’Ecossaise Margaret Oertig-Davidson, installée depuis vingt-quatre ans en région bâloise, vient de sortir la deuxième édition de son Beyond chocolate, understanding Swiss culture (Derrière le chocolat, comprendre la culture suisse, Ed. Bergli). A côté de ces deux exemples de livres, nombreuses sont les grandes entreprises qui organisent des séminaires en la matière, comme d’ailleurs quelques administrations.
Bien choisir son taille-crayon
Arriver à l’heure, trinquer en regardant dans les yeux et ramasser les jouets des enfants dans le jardin; les manuels du bon Suisse fleurissent essentiellement dans les milieux des cadres expatriés par leurs multinationales, chez les diplomates et les fonctionnaires internationaux. «Nous avons constaté que les gens performent mieux s’ils sont bien dans leur vie privée et leur intégration, commente Karine Lajoie, «relocation manager» chez Pilip Morris, à Lausanne. Outre un livre de 150 pages réalisé à l’interne, nous proposons des séminaires d’accueil mêlant discussions, jeux de rôle et powerpoint. Nous insistons beaucoup sur l’importance de la sphère privée. On explique aux collaborateurs que c’est à eux de se présenter à leurs voisins et qu’il ne va pas de soi, en Suisse, que nos voisins deviennent nos meilleurs amis.»
Margaret Oertig-Davidson en sait quelque chose. A son arrivée à Riehen, il y a une vingtaine d’années, elle a convié les résidents du quartier pour un café. «C’était avant Noël, je m’attendais à un retour d’invitation en janvier. Rien. Des mois plus tard, en novembre, un voisin m’a demandé si j’allais réitérer ce sympathique événement!» D’autres déconvenues l’ont poussée à sortir un ouvrage sur le sujet et à animer des soirées pro-intégration. L’Ecossaise conseille ainsi d’appeler les gens par leur nom de famille plutôt que leur prénom, en Suisse alémanique surtout, de toujours faire ce que l’on a dit et de ne pas trop raconter sa vie. «Quand je parle de moi, j’ai l’impression de partager quelque chose, de donner. Or ici, parler de soi est plutôt considéré comme un acte égoïste», a-t-elle compris sur le tard. L’éducation des enfants occupe une part importante de son ouvrage. Margaret Oertig-Davidson s’étonne par exemple de l’autonomie qui leur est laissée en Suisse et recommande, entre autre aux parents de… bien tailler les crayons avant la classe. «Ma fille stressait chaque dimanche soir que ses mines ne soient pas assez pointues car il y avait inspection le lundi. J’ai dû acheter un taille-crayon made in Swizerland car le britannique ne faisait pas assez bien le boulot. C’est ce genre de détails qui font ensuite une nation disciplinée.»
La discipline helvétique est ce qui a le plus marqué David Talerman à son arrivée à Lausanne. «L’un de mes collègues – français – s’était mis à critiquer fortement le chef de notre équipe au sein de toute la société parce que ce dernier lui avait piqué une idée. Très vite, ses collègues suisses l’ont coincé contre un mur en lui demandant de cesser immédiatement parce que cela donnait une mauvaise image de leur service. Pour moi, c’était de la science-fiction! En France, critiquer son chef est un sport national», se souvient-il. Dans son livre, il est donc stipulé: «Les employés suisses font confiance à leur hiérarchie. Corollaire du refus du conflit ouvert, il n’est pas coutumier dans les entreprises helvétiques de contredire, de critiquer ou de désobéir à son supérieur.»
Si Travailler et vivre en Suisse regorge d’informations administratives, Beyond Chocolate est truffé d’anecdotes. Afin d’être la plus complète possible, Margaret Oertig-Davidson a récolté les témoignages de Britanniques, d’Américains, d’Allemands ou de Néerlandais: «Tous n’ont pas la même sensibilité, il était donc important de leur donner la parole. Mais globalement, ce livre parle aux Occidentaux.» Pointer les travers ou les particularismes d’une culture ne prend en effet pas le même sens selon le public à qui l’on s’adresse. David Talerman travaille actuellement à la traduction de son ouvrage en anglais. La taille et l’ordre des chapitres ont été totalement repensés pour son public anglophone. Dans la version française, il n’avait consacré qu’un bref paragraphe au changement. Extrait: «Tout changement est perçu comme un danger, rarement comme une opportunité. […] Si vous devez faire passer dans vos activités des idées novatrices, cela prendra du temps, et vous devrez déployez beaucoup d’énergie.» Ce chapitre a été largement développé en anglais, à destination des Américains, novateurs et frondeurs.
«Ces choses-là ne se devinent pas»
Margaret Oertig-Davidson, comme David Talerman, ont pris garde de nuancer le propos. Le cliché, cependant, n’est jamais loin et le terrain reste mouvant. Nombre d’administrations et d’organisations, ainsi, préfèrent s’en tenir aux renseignements administratifs objectivables. «Nous fournissons les informations techniques, pour le reste nous nous en remettons aux associations, admet-on dans un consulat installé à Genève. C’est un domaine sensible; imaginez que l’on dise aux nouveaux arrivants: «Les Suisses dénoncent facilement.» A Genève, des séances d’information en huit langues abordent la culture locale et les comportements idoines; elles ne sont effectivement pas du goût de tout le monde. «On nous accuse de stigmatiser. Il est pourtant utile de dire aux nouveaux qu’ils ne s’intégreront pas et ne trouveront pas de travail s’ils persistent à arriver en retard aux rendez-vous, font du bruit le soir ou pissent dans la rue. Ces choses-là ne se devinent pas», argue André Castella, délégué à l’Intégration des étrangers pour le canton. Son homologue lausannois, lui, refuse d’entrer dans le débat. «La Confédération demande aux communes d’assurer l’accueil des étrangers et de leur permettre de comprendre le fonctionnement de nos institutions. Nous organisons donc des réceptions avec tous les gens qui viennent de s’installer, explique Michel Cambrosio-Redmer, chef du Service du travail et de l’intégration de la Ville. Mais nous n’insistons pas sur la culture suisse car nous estimons que tous ceux qui arrivent composent Lausanne. Personne ne doit s’intégrer plus que les autres.» Une belle manière de parler de cette particularité suisse tant commentée dans les manuels d’intégration: le consensus.