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Inventée par les moines bouddhistes, laïcisée et développée par la science occidentale, la méditation de «pleine conscience» est en plein boum grâce à ses vertus médicales. Si elle comporte quelques mauvaises passes, c’est normal: le but, c’est d’être davantage dans sa vie, pas de quêter le nirvana…

En 1979, un biologiste moléculaire expert en stress prend une technique de méditation bouddhiste, la débarrasse de son cadre mystique et la transplante dans un hôpital universitaire américain: c’est ainsi que la mindfulness («pleine conscience») voit le jour, au sein l’Université du Massachusetts à Boston, sous l’impulsion du Dr Jon Kabat-Zinn. La discipline trace ensuite sa voie dans le monde médical, où elle se révèle – études scientifiques à l’appui – particulièrement indiquée pour prévenir les rechutes dépressives et pour gérer les troubles anxieux. Incubation, éclosion, explosion: 55 ans après sa naissance, la mindfulness est aujourd’hui sur toutes les lèvres.
Cas rare d’une pratique d’origine orientale qui s’acclimate en Occident par la voie de la science plutôt que par celle des spiritualités, la «pleine conscience» vit une année cruciale. En février 2014, le magazine états-unien Time lui consacrait sa couverture sous le titre «The Mindful Revolution», marquant ainsi sa place centrale dans l’air du temps. Peu après, des voix inquiètes ont commencé à s’élever des deux côtés de l’Atlantique pour se demander s’il ne fallait pas, aussi, en avoir peur. Au lieu de l’apaisement paradisiaque que l’on pourrait attendre, un peu naïvement, d’une telle technique, quelques (rares) pratiquants révèlent qu’elle les a plongés, à l’occasion, dans les affres d’un vide mental sidéral. D’autres, plus nombreux, signalent qu’elle comporte souvent un sale moment à passer. Au fond, tout ceci est sans doute une bonne chose: après le boom de l’effet de mode, la perception de la mindfulness entre dans une phase où on la prend vraiment au sérieux.
«Des patients m’ont dit: «J’ai vécu des effets secondaires déplaisants, mais je n’osais rien dire de négatif, parce que tout le monde parle de la mindfulness de manière tellement positive», raconte le psychiatre londonien Florian Ruths, praticien et chercheur spécialisé dans la thérapie cognitive basée sur la pleine conscience (TCBPC) au sein du système de santé publique du Royaume-Uni. Il s’agit pour lui d’une problématique connue: «Plusieurs études ont montré que la mindfulness peut avoir des effets déplaisants. La plupart de ceux-ci sont parfaitement inoffensifs – mais quand vous les éprouvez, vous ne le savez pas forcément…» De quels effets parle-t-on? «Les plus forts, qui sont aussi les plus rares, sont par exemple des épisodes de dépersonnalisation: une sensation comme si, au lieu d’être dans votre vie, vous étiez dans un film, ou comme si le monde environnant n’était pas réel. Normalement, ça disparaît en quelques minutes. Très rarement, ça peut durer quelques jours. Nos recherches vont se poursuivre là-dessus.»
Constat logique: «En général, tout ce qui a de l’effet peut aussi avoir des effets secondaires. Si la mindfulness est une technique d’intervention puissante pour des patients souffrant de dépression, d’anxiété ou de stress, cela signifie forcément qu’elle a des effets sur le cerveau, et en particulier sur sa capacité à vous connecter à votre expérience d’une manière différente.»
Mais qu’est-ce, au juste, que la mindfulness? Voyez l’encadré ci-contre pour une comparaison de la «pleine conscience» et de l’autre grand courant méditatif, fondé, lui, sur la concentration et sur la répétition d’un mantra. «L’idée, c’est qu’en cultivant la qualité de votre attention, en entrant en contact avec ce qui est là, tel qu’il est, et en l’accueillant, vous arrivez à percevoir les situations à l’origine de votre stress. Plutôt que de réagir de manière automatique, ce qui souvent décuple l’inconfort, vous parvenez alors à mettre un peu de place, un sas entre vous et la situation», explique Guido Bondolfi, professeur de psychiatrie à la Faculté de médecine de l’Université de Genève et médecin au sein des Hôpitaux universitaires (HUG). Dans le cadre d’une collaboration entre la Faculté et la Haute Ecole de santé de Genève (HEdS), le psychiatre vient de mettre en route un Certificate of Advanced Studies (CAS) centré sur la mindfulness , inauguré le 1er septembre. «La «pleine conscience» a été développée, historiquement, pour les laissés-pour-compte de la médecine allopathique: des gens avec des maladies chroniques, des douleurs récalcitrantes réfractaires aux approches conventionnelles ou des maladies terminales pour lesquelles il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est des soins palliatifs.» Le succès médical de l’approche est attesté par de nombreuses études – dont celles de Guido Bondolfi et de son équipe, réalisées avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
«Si vous souffrez de dépression, une grande partie de ce que vous expérimentez, ce sont des pensées négatives sur vous-même, sur le monde, sur les autres. Plutôt que de fuir ces pensées, de chercher à s’en distraire ou de s’accabler soi-même, nous demandons aux patients de s’asseoir et ressentir ce qu’ils vivent, en laissant flotter les pensées sans interférer. Souvent, les gens expérimentent alors des changements», signale de son côté Florian Ruths.
On comprend dès lors que la mindfulness puisse comporter des passages déplaisants – même en dehors des très rares cas où des pratiquants psychiquement fragiles, ou très acharnés, traversent des épisodes où ils décompensent. Essentiellement thérapeutique, la démarche se distingue radicalement de la quête d’un ticket hypothétique pour le nirvana… «La méditation de pleine conscience, ce n’est pas planer, se faire un pétard, être un peu dans les nuages, rechercher des états altérés de conscience. C’est l’opposé: être encore plus conscient que d’habitude», insiste Guido Bondolfi. Paradoxe: «La seule intention que vous avez est de vous ouvrir et de vous connecter avec votre état actuel – qui parfois consiste à être de mauvaise humeur, à ressentir des douleurs ou à avoir envie d’envoyer le monde entier sur les roses. Ce n’est pas comme dans une séance de relaxation, où votre objectif est de créer un état de détente psycho-physique. Dans la mindfulness, il n’y a pas un objectif spécifique ou un lieu rêvé où aller: il s’agit d’accueillir avec bienveillance nos états internes, tels qu’ils sont.»
Alors, faut-il en avoir peur? La popularité de la «pleine conscience» et l’explosion de la demande, notamment aux Etats-Unis, ont conduit à quelques dérives, avec des instructeurs formés trop vite par des cabinets privés peu scrupuleux. Quelques éléments de certification peuvent aider le public à s’orienter (lire l’encadré ci-dessous). Il faut aussi, ajoute Guido Bondolfi, «un peu de jugeote» pour déconseiller la pratique à des personnes atteintes de troubles psychiques graves. Et si l’on appartient au petit nombre qui frôle le grand vide, on se rassure en se disant que les anciens textes bouddhistes l’avaient déjà prévu. Cela s’appelle «tomber dans le Puits du Néant».