Les outils technologiques rejoignent l’arsenal de plusieurs Etats pour freiner la propagation du coronavirus. Des applications de suivi des personnes infectées voient ainsi le jour partout dans le monde. Une tendance qui nourrit la crainte d’une surveillance de masse. A l’inverse, ces temps troubles font émerger des comportements bienveillants et de nouvelles formes de solidarité sur les réseaux sociaux. Internet, technologie au cœur de nos existences, semble à un moment charnière de son histoire.

Félix Tréguer, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et auteur de L’Utopie déchue: une contre-histoire d’internet XVe-XXIe siècle, porte un regard critique sur les conséquences de cette crise sanitaire pour les libertés à l’ère numérique. Son engagement comme membre fondateur de La Quadrature du Net, association française qui milite «pour un internet libre, décentralisé et émancipateur», le rend d’autant plus sensible à ces enjeux.

La lutte contre la propagation du coronavirus pousse les Etats à restreindre les déplacements de la population. Pour s’assurer du bon respect des règles, le traçage numérique s’impose. Pourquoi devrait-on s’en préoccuper?

Ces dispositifs apparaissent comme l’une des principales stratégies pour entamer le déconfinement des populations. Si l’atteinte aux libertés varie d’un système à un autre, on observe globalement une forme de solutionnisme technologique. La mode du big data et de la pensée computationnelle [approche prônant l’utilisation de l’informatique pour résoudre des problèmes complexes] est en vogue depuis plusieurs années. Des anthropologues et spécialistes de la santé ont mené des recherches sur des épidémies passées pour mesurer l’efficacité de telles mesures. En 2014, pendant l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, il y a eu des tentatives d’utilisation des données de géolocalisation des téléphones portables pour modéliser et endiguer la propagation du virus et cela s’est soldé par un échec. L’anthropologue médicale Susan Erickson a montré que d’autres approches plus traditionnelles et de bon sens avaient été négligées. On peut se demander si on ne se dirige pas aujourd’hui vers l’adoption de technologies à l’efficacité partielle et profondément préoccupantes pour les libertés.

Plusieurs Etats assurent que l’installation des applications de traçage sur son téléphone restera facultative. D’autres garde-fous sont également présentés. Le risque de dérive n’est-il pas limité?

Un discours culpabilisant se développe à travers ce qu’on pourrait appeler des injonctions: se localiser deviendrait un acte citoyen. Cette tendance est de nature à légitimer une surveillance qui est déjà endémique, y compris en Europe où les solutions sont présentées comme respectueuses de la vie privée grâce à leur architecture décentralisée. Or, il y a de vives craintes à la lecture des premiers travaux de voir, à terme, ces technologies être imposées à l’ensemble de la population et permettre ainsi que l’identité des personnes contaminées soit mise à la disposition des autorités pour imposer des mesures de quarantaine. Emprunter cette voie serait extrêmement problématique. Des systèmes, dont l’adoption était impensable il y a quelques années, se normalisent à l’aune de cette crise.

Selon vous, les pouvoirs publics feraient preuve de naïveté en misant sur les technologies. Mais cette tendance s’inscrirait également dans une logique de surveillance de masse. Cela relève-t-il vraiment d’une stratégie délibérée?

Les deux phénomènes cohabitent. La focalisation sur ces solutions technologiques, encore expérimentales, relève d’une forme de béatitude et par ailleurs, même si des garanties sont mises en avant comme l’utilisation du chiffrement ou de la cryptographie, il est probable que cela puisse évoluer vers des formules plus attentatoires aux libertés. A travers l’histoire, les épidémies apparaissent comme des moments de renforcement des Etats et d’expérimentations policières, thème abordé par Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975). D’autres modalités de surveillance numérique voient d’ailleurs le jour comme le partenariat entre la société américaine Palantir et les services de santé britanniques pour analyser les données hospitalières, l’utilisation de drones pour faire respecter le confinement ou la possible mobilisation de la reconnaissance faciale qui serait plus hygiénique qu’un contrôle de police traditionnel. Des industriels présentent également le modèle des safe cities, déclinaison sécuritaire des smart cities, comme un mode de gouvernance urbaine efficace dans le cadre d’une crise sanitaire.

Certains dirigeants politiques parlent d’une guerre contre le virus. Toutes les forces sont les bienvenues. Que penser de l’engagement des géants du numérique?

Les mois précédents, de vives critiques étaient formulées à l’encontre de ces acteurs privés: remise en cause de leur modèle économique basé sur la collecte massive de données comportementales, auditions devant le Congrès américain, etc. Leur savoir-faire est aujourd’hui mis à profit. On fait appel à leurs gigantesques infrastructures pour tenter d’endiguer la pandémie. Ils se positionnement ainsi comme des partenaires naturels des pouvoirs publics, ce qui pousse à une légitimation de leur fonctionnement toxique.

Plusieurs visions d’internet s’entrechoquent, cela va d’une sensibilité libertaire à une approche sécuritaire. Avec cette crise sanitaire, craignez-vous une victoire du modèle de surveillance chinois?

La tentation de suivre la voie techno-sécuritaire de la Chine est forte. Les élites politiques affirment que ce n’est pas dans la culture européenne de mettre en place une surveillance de masse. En dépit de ce discours, on remarque le développement de logiques proches, même si cela n’est pas toujours de la même ampleur. Cette tendance révèle peut-être à quel point une forme d’inertie des idéologies s’exerce dans ce domaine. Une fois que les outils numériques sont à disposition, les autorités s’en saisissent et participent ce faisant d’une dérive techno-totalitaire. Des formes de résistance pourraient toutefois émerger et entraver ces logiques.

Comme l'a raconté Le Temps, des ingénieurs chinois ont récemment proposé à l’UIT une nouvelle infrastructure d’internet. Le monde a-t-il besoin d’une capitale mondiale de la régulation d’internet, comme souhaite le devenir Genève, pour éviter un tel scénario?

Je n’ai pas suivi cette discussion spécifique, mais il est un peu tôt pour savoir à quel point les discussions sur la gouvernance d’internet seront affectées par la crise. Les rapports géopolitiques sont effectivement tendus entre les Etats-Unis, la Russie, la Chine et les pays européens. Plusieurs gouvernements, c’est notamment le cas de la France et de la Suisse, tentent de se poser comme une voie médiane entre l’option libertaire et libérale de la Silicon Valley et l’option totalitaire du régime chinois. Ces logiques de distinction renvoient à des conflits diplomatiques et des enjeux industriels qui ne répondent pas vraiment à un objectif de sauvegarde du potentiel démocratique d’internet. La composante société civile est passablement affaiblie dans ces débats.

Vous dressez un tableau particulièrement sombre. Quelle place reste-t-il, selon vous, pour des mobilisations citoyennes?

La partie sera difficile pour les organisations de défense des libertés. Nous sommes pris dans des trajectoires historiques, mais des surprises peuvent survenir. Les citoyens sensibles à ces enjeux ne doivent pas se résigner. Le but de mon ouvrage était également d’admettre que les milieux militants ou universitaires ont pu entretenir une forme d’impensé, notamment en défendant l’idée que la technologie est forcément vectrice de progrès social et politique. La surenchère sécuritaire pourrait inciter les mouvements citoyens à déconstruire l’imaginaire technicien, cette fuite en avant vers toujours plus de technologies, et nourrir les désirs d’un rapport plus raisonné au numérique. Hélas, ce mouvement est sans doute encore trop marginal.

Dans votre ouvrage, vous revenez également sur la période des années 1980 marquée par la peur du «virus informatique» du côté des Etats. Aujourd’hui, la situation semble s’être inversée…

Internet est une technologie issue de la recherche militaire et d’initiatives de grands groupes informatiques et on a, dans l’historiographie d’internet, sans doute exagéré le rôle des hippies et de la contre-culture. Mais il y a tout de même eu ce moment où les Etats semblaient en partie dépassés par le déploiement tous azimuts de ces technologies. Depuis, on observe une reprise en main de ces outils par les grandes entreprises et les autorités publiques.

Cette période révèle la puissance d’internet pour communiquer. On prend des nouvelles de nos proches, on organise des apéros à distance avec des amis, on s’amuse avec des personnalités sur Instagram. Finalement, est-ce que le coronavirus peut faire d’internet l’instrument de la bienveillance?

Cette idée me semble relever d’une vision naïve de l’outil. Le fait qu’on soit une société à ce point informatisée sur le plan économique et politique et que l’on puisse sociabiliser via les réseaux sociaux a rendu les mesures de confinement drastiques. Au XIXe siècle, c'était l’apanage des régimes totalitaires. Les technologies ont rendu un tel dispositif soutenable pour les Etats. Sans le numérique, ces décisions auraient été ressenties de façon plus violente et auraient été moins facilement acceptées.

Doit-on s’en réjouir ou le déplorer?

C’est toute l’ambiguïté. Cette expérience à grande échelle d’interactions à distance et de télétravail est sans doute de nature à légitimer le vieux discours technocratique des années 1990 d’une société sans contact, sans déplacement, tout en oubliant son coût énergétique et écologique. Une fois la crise passée, il faudra se montrer vigilant et prendre garde à bien réinvestir l’espace des corps. Le fait de se croiser, de pouvoir se toucher. C’est par ce biais qu’on communique le mieux, qu’on peut faire société et agir politiquement.

Félix Tréguer «L’Utopie déchue: une contre-histoire d’internet XVe-XXIe siècle», Ed. Fayard, 2019.