Précarité
Si leur nombre est difficile à établir, on estime que 500 femmes sont à la rue en Suisse romande. Quels problèmes spécifiques rencontrent-elles? Quelles structures d’accueil leur viennent en aide?

«Quand elles sont à la rue, les femmes se cachent. C’est la différence entre les hommes et nous. Et c’est pour ça qu’on ne les voit pas, ni en Suisse, ni ailleurs»: Maria a 50 ans, dont deux passés à dormir dehors, dans des caves d’immeubles. Un enchaînement de petites failles menant au bord du précipice. Sa survie, elle ne la doit «qu’aux associations», qui lui ont tendu la main. «Le plus dur, ce sont les gens qui nous regardent de travers et se disent que si on en est là, c’est qu’on l’a bien cherché, qu’on doit boire, se droguer… Mais non. Moi je n’ai jamais touché à rien de tout ça», lance Clara, une Vaudoise qui a vécu des mois dans son véhicule avec sa fille, autour de Genève.
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Caritas, qui tirait la sonnette d’alarme en février dernier, souligne que «sur les 615 000 personnes vivant en Suisse sous le seuil de pauvreté, 350 000 sont des femmes – soit près de 8,5% des citoyennes sur le territoire helvète. Parmi celles-ci, les femmes se retrouvant à la rue sont environ 500 en Suisse romande» (pour 1500 hommes), estime Vince Fasciani, un des cadres de l’association Carrefour-Rue – même si «le concept de statistique ne va pas de pair avec le sujet». «A Genève, nous pensons qu’environ 250 femmes sont dehors ou fortement démunies et/ou mal logées. Sur tout le territoire romand, elles représentent 30% des SDF, et je peux affirmer que c’est à Genève qu’il y en a le plus.»
Christine Corthay, responsable d’Ali-Baba, la branche de récupération de meubles de la même association, souligne qu’à la rue «les femmes font face à des problématiques spécifiques: elles sont beaucoup plus vulnérables, certaines se dissimulent dans des buissons de peur de se faire violer. Et pendant leurs règles, dans la rue, elles font comment?» Des Points d’eau ont été mis sur pied: «Les entreprises font un geste ici et là, L’Oréal ou Clarins par exemple nous font don de coffrets et nous permettent d’offrir aux femmes les plus démunies un accès à de petits plaisirs. Même si bien sûr la priorité en termes d’hygiène pour nous reste les soins des dents et des pieds», souligne Vince.
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«La dégringolade»
Sur la table en formica du container que Clara, la trentaine, a investi aujourd’hui, trône un livre: La maison aux mille bonheurs, de Paul-Jacques Bonzon. «C’est ma fille de 11 ans qui le lit à l’école. C’est son livre préféré.» Des mois qu’elles en rêvent, de «leur maison» et de ses bonheurs: recevoir des amis, ne plus partager leurs nuits, choisir un lit. En attendant l’appartement subventionné qu’elles ont enfin obtenu, elles ont trouvé refuge dans un des studios mobiles mis à disposition par Carrefour-Rue, après des mois d’errance physique et mentale.
Il y a encore quelques années, la Vaudoise était indépendante, thérapeute en médecine naturelle, en couple, avec une petite fille, installée dans un village de son canton d’origine. Après sa séparation, elle est allée vivre chez ses parents. «Un jour mon père a levé la main sur ma fille. Il ne savait pas gérer son agressivité. J’ai eu peur. J’ai pris ma voiture, ma fille, ma chienne, et je suis allée à Genève. J’avais visité un appartement, scolarisé ma fille, tout allait bien, jusqu’à ce que la régie me demande une attestation de l’Office des poursuites. C’est là que j’ai réalisé que le père de ma fille n’avait pas payé, comme il l’avait prétendu, son assurance maladie, et que j’en étais responsable en tant que mère. Pas d’attestation, pas d’appartement: j’en ai visité 86. J’ai bien pensé aux sous-locations, mais ça ne dure jamais plus de quelques mois. C’est là qu’a commencé la dégringolade.»
«A aucun moment ma fille n’a compris qu’on était à la rue»
Clara passe de foyer en foyer mais renonce. «Je ne voulais pas que ma fille soit exposée à certains profils désespérés. Et puis les animaux ne sont pas acceptés, et cela peut sembler absurde à certains, mais ma chienne est un pilier émotionnel.» Sans emploi, avec un ex-conjoint instable et une enfant à charge, elle est éligible à l’aide sociale – pour peu qu’elle ait une adresse. «C’est toute l’ambiguïté de l’hospice: on ne te verse une pension que si tu as déjà un toit.»
Elle se fait domicilier chez un proche mais ne reste pas: «Un jour, il y a eu l’insulte de trop, j’en ai eu marre. J’ai dit à ma fille qu’on partait vivre une aventure et je nous ai installées dans la voiture, je lui ai vendu ça comme une fête. A aucun moment elle n’a su qu’on était à la rue.»
Le quotidien est fait de petits évitements et de grosse débrouille. En prétendant vivre encore à l’adresse déclarée à l’hospice, Clara touche l’équivalent de 30 francs par jour pour sa fille et elle, qui lui permettent de manger dans le véhicule et d’acheter des fournitures scolaires. Des repas sur un réchaud, des toilettes chimiques, une douche tous les deux jours, chez la mère d’un ami. «On apprend à se débrouiller. On trouve des vêtements gratuits. On fait du troc. J’avais honte, j’avais peur que ma situation soit connue à l’école de ma fille. Et puis un jour, en promenant ma chienne dans le bois, j’ai aperçu la maman d’une élève. Elle vivait dans la forêt. Je n’étais pas la seule.»
«A la rue, on oublie son corps»
Maria a, elle, fait l’expérience de la rue après avoir quitté un conjoint abusif et perdu la garde de ses enfants. «Au départ, des gens te proposent de t’aider. Mais souvent, ce sont des hommes qui, entre les lignes, attendent quelque chose en retour. T’aident «sous condition». Un jour, j’en ai eu marre. J’ai des connaissances qui travaillent sur les chantiers, ils m’ont ouvert des caves d’immeubles. Je dormais à même le sol, terrée comme un animal.»
Sans vie sociale, sexuelle, sans aucune intimité, privée des petites choses qui font «qu’on se sent bien dans son corps, qu’on se sent femme», «on ne vit pas, on survit», lance Maria. «A la rue, on oublie son corps», abonde dans son sens Clara.
Depuis, toutes deux ont été relogées par Carrefour-Rue, association bien connue des Romands qui accompagne les personnes démunies ou sans abri et tente de leur redonner le goût de vivre. Deux hameaux de studios mobiles sur des terrains provisoirement mis à disposition leur ont permis de reprendre pied.
S’il concède qu’une forme de «bienveillance» peut aussi mener à une tolérance accrue pour les femmes SDF dans certains quartiers, Vince estime qu'«on vit dans un monde individualiste, et dans une société patriarcale qui perpétue l’insécurité pour ces femmes. Elles-mêmes sont, selon notre expérience des dernières décennies, plus fortes que les hommes: elles ont davantage la rage de s’en sortir – si elles ont des enfants, alors ce sera encore plus évident: elles feront tout pour sortir la tête de l’eau. Pour eux.»
Faut-il multiplier les structures d’accueil spécifiques aux femmes, comme le font certains gouvernements voisins? «Il faut une parité, estime Vince, mais pas de séparation: chacune doit être libre de s’associer ou pas aux autres. Tant que l’entraide prévaut.»
«Travailler main dans la main avec les associations»
3 questions à Bernard Manguin, porte-parole de l’Hospice général de Genève
A Genève, l’Hospice général est responsable de la mise en œuvre de la politique sociale du canton. Nous avons posé trois questions à son porte-parole, Bernard Manguin, au sujet des femmes sans domicile fixe.
Le Temps: Dans le cas d’une personne éligible à l’aide sociale ne disposant pas d’adresse fixe, est-il tout de même possible de la recevoir?
Bernard Manguin: L’un des critères pour l’obtention de l’aide sociale, c’est la résidence. Sans adresse fixe, il y a peut-être la possibilité d’en obtenir une, mais c’est au cas par cas. Cela reste un critère obligatoire. Il faudrait savoir si cette personne s’est rendue auprès d’un centre d’action sociale. Dans tous les cas, si elle est Genevoise, on a l’obligation de l’héberger d’urgence, soit dans un foyer, soit à une adresse à l’hôtel. Mais c’est subsidiaire.
Face à l’augmentation de la précarité, des campagnes sont-elles menées pour aller chercher les femmes qui vivent dans la rue?
A ma connaissance, il n’y a pas d’actions spécifiques pour les femmes SDF, les aides sont apportées sans différenciation. Il y a des associations qui s’occupent uniquement des femmes, mais actuellement je ne crois pas qu’il y ait de campagne particulière pour celles qui sont dans la rue.
Et pour leur apporter un peu de confort, au niveau des protections hygiéniques, par exemple?
S’il y en a, je ne suis pas au courant. En revanche d’autres acteurs, comme les Hopitaux universitaires de Genève (HUG), ont déjà mené ce type d’actions.
Est-ce que la Suisse romande est à la traîne, par rapport à la France par exemple, en termes d’accueil spécifique aux femmes sans abri?
Non, au niveau des associations pour les femmes précaires, nous avons quand même pas mal de choses, on travaille beaucoup avec ces structures. Dans les foyers d’hébergement – mais plutôt pour les personnes migrantes –, on a deux ou trois lieux qui sont spécifiques aux femmes. Et dans certains foyers, même s’ils sont mixtes, il y a une séparation. Finalement, si une femme est touchée par une problématique particulière comme les violences domestiques, etc., il est clair qu’elle doit faire appel aux associations dédiées, et il y en a plusieurs.
Propos recueillis par Marion Police.
«Frottis-trucks» et clubs-dortoirs: Quelle prise en charge des femmes SDF chez nos voisins?
Pour mieux prendre en charge les femmes sans domicile fixe, des initiatives ont été lancées de Paris à Berlin. Petit tour d’horizon non exhaustif
Confrontés au défi de la prise en charge des femmes sans abri, nos voisins ont mis en place quelles solutions? En France, selon le Samu social, elles représenteraient 22% des personnes isolées sans domicile. En décembre dernier, la ville de Paris a inauguré deux lieux d’hébergement spécifiquement dédiés à l’accueil des femmes SDF dont La Halte, un centre d’urgence ouvert jour et nuit au sein même de l’Hôtel de Ville. Loin de la capitale, des associations régionales ou locales proposent des accueils de jour.
D’autres initiatives émergent pour remédier aux problématiques féminines, à l’image du Samu social, qui ouvrira bientôt un centre non mixte dédié à l’hygiène et au bien-être à Paris. Les associations «Règles élémentaires» et «Féminité sans abri» collectent et distribuent, quant à elles, des protections périodiques. Un «frotti-truck», qui parcourt l’Ile-de-France depuis cinq ans, va à la rencontre des femmes pour leur proposer une évaluation gynécologique, un frottis de dépistage du cancer du col de l’utérus et un accompagnement vers le soin.
Projet de «co-housing» en Calabre
De l’autre côté des Alpes, la part d’Italiennes sans domicile fixe se montait à 14,3% en 2014. Logées la plupart du temps dans des foyers mixtes, certaines initiatives réservées aux femmes ont vu le jour ces dernières années: Amplicasa, par exemple, est un projet de «co-housing» en Calabre, en Sicile et en Sardaigne, porté par l’association ACISJF (Association catholique internationale au service de la jeunesse). Il s’agit d’offrir des lieux de vie «autonomisants» et un accompagnement psychologique aux jeunes femmes en difficulté. Par ailleurs, certaines communes italiennes ont créé des rues fictives qui servent d’adresse officielle aux sans-abri afin de régler leurs difficultés administratives.
A Berlin enfin, les statistiques manquent mais les chiffres oscillent entre 6000 et 10 000 personnes, dont 2400 femmes sans domicile, selon Caritas. Cet hiver, une fois par semaine de janvier à février, plusieurs boîtes de nuit se sont muées en dortoirs et certaines ont réservé un espace aux femmes. Plusieurs associations proposent des hébergements d’urgence adressés à la population féminine, mais les places restent limitées.
Marion Police