Quand la féta revient à ses moutons
gastronomie
Produit dans les prairies fleuries de Thessalie avec du lait cru de brebis, affiné en tonneaux de chêne, le fromage grec débarque sur nos marchés et nos grandes tables
Quand la féta revient à ses moutons
Très loin de ses contrefaçons industrielles, c’est le fromage originel qui remonteaux temps d’Homère: produit dans les prairies fleuries de Thessalie avec du lait cru de brebis, affiné en tonneaux de chêne, il débarque sur nos marchés et nos grandes tables
Langoustine rôtie, brunoise de melon et pastèque au citron vert, féta artisanale, menthe et févettes. Voilà l’une des dernières créations du chef du Lausanne Palace Edgard Bovier, proposée depuis peu à sa table gastronomique. Le même fromage grec voisine aussi désormais sur le plateau de sa brasserie chic Côté Jardin avec les meilleures pâtes au lait cru. Quoi, de la féta, ces cubes de carton-pâte trop salé qu’on vous débite sur les concombres? Cet attrape-touriste décliné par toutes les tavernes de Plaka?
Minute moussaillon. Aussi ancienne que les épopées homériques, qui mentionnent son ancêtre, la féta est aussi un grand fromage. Parfois.
Vieux comme «L’Odyssée»
La preuve? Josef Zisyadis, coprésident de Slow Food et créateur de la Semaine du goût, et le maître affineur Jacques Duttweiler ont mis plus de deux ans à la dénicher au milieu des prairies fleuries de Thessalie. Le village d’Agrafa abrite une coopérative de petits producteurs travaillant le lait de leurs troupeaux ovins comme aux temps des bergers de L’Odyssée. Ou à peu près.
«C’est une zone de collines et de forêts, avec une végétation florale incroyable, où l’on produit du miel, des figues, des amandes, des olives, d’où la qualité de ses laitages», relève Jacques Duttweiler. La féta de Dimitri Kissas lui rappelle ses années baba, les étés sur les plages crétoises de Pitsidia, quand les bergers faisaient le misidra, variante fraîche et originelle de la féta, en plaçant le lait tout juste recueilli au soleil, dans des outres de peau, pour le caillage. Même madeleine pour Edgard Bovier qui a débuté comme jeune chef dans un palace de Corfou: «Une grande douceur, très peu d’acidité, un goût de beurre de brebis qui me rappelle le fromage qu’on dégustait alors dans les petites criques éloignées des circuits touristiques et des commerces. Une découverte extraordinaire.»
Jacques Duttweiler est un découvreur, un défricheur de produits rares, menacés souvent – du dernier schabziger artisanal au fameux gruyère caramel qui fit se pâmer JP Coffe, copié de partout, pour lequel il a déposé un brevet.
Il envisage d’ailleurs de brevetter cette féta-là, vu le succès qu’elle rencontre au bout de quelques semaines de commercialisation.
Même s’il se borne ici à lui ajouter sa touche ultime, celle de l’affinage. La féta qu’il importe de Thessalie est affinée dans des tonneaux de chêne de 25 kilos, immergée dans une saumure nommée garos. L’utilisation de chêne local favorise l’oxygénation et contribue aux qualités organoleptiques de la pâte. La lenteur de l’affinage va lui permettre d’exprimer ses saveurs caractéristiques de beurre et de prairies en fleur: trois mois, voire beaucoup plus en cave, à bonne température, en retournant régulièrement les fûts. «C’est toujours le même principe, note Jacques Duttweiler: plus la température est élevée et plus le fromage vieillit vite. L’affinage consiste à lui donner le temps d’évoluer, selon une notion totalement contraire à notre époque…»
Selon les régions et l’usage local, plusieurs méthodes ancestrales d’affinage ont subsisté: dans les îles du nord de la mer Egée, à Limnos et Samothrace, il se pratique dans des paniers d’osier; en Thessalie et dans le Péloponnèse, on utilise des tonneaux d’essences et de contenances diverses.
La féta au tonneau a été présentée aux ministres de l’Union européenne, entre autres fromages d’exception, par Slow Food qui en a fait une de ses sentinelles, ces campagnes de soutien aux produits traditionnels de qualité menacés de disparition.
Lait de printemps
La préparation du fromage frais à base de lait de brebis, voire de chèvre, est déjà celle qu’évoquent les auteurs de l’Antiquité, à peu de chose près. Le cahier des charges de la Coopérative Terra Thessalia Lactis mentionne le recours aux races locales, aux pâturages et fourrages locaux, l’exclusion d’OGM, le lait de printemps, pour obtenir cette texture ferme et cette blancheur très pure.
L’AOP obtenue de haute lutte par les Grecs détermine que la féta doit être produite à partir de brebis principalement, la part de lait de chèvre n’excédant pas 30%, mais celle-ci est 100% brebis, l’affineur excluant les mélanges…
Une guerre de la féta a longtemps opposé les pays du Sud et le nord de l’Europe. D’un côté, les Danois et leurs alliés, Royaume-Uni, France et Hollande notamment, revendiquant un fromage à base de lait de vache, blanchi à l’aide d’agents colorants divers, de l’autre, les tenants de l’histoire et de la tradition hellène. Les seconds ont remporté une première victoire en 1993 avec l’interdiction des agents de blanchiment. Une AOP délivrée par la Commission européenne a suivi en 2002, contestée dans un premier temps, puis finalement confirmée.
Les pays du Nord n’ont plus le droit de nommer féta leur fromage au lait de vache, mais le commercialisent sous d’autres appellations. Reste que quelque 80% de la féta est aujourd’hui industrielle, produite avec de la poudre de lait, conditionnée dans des bidons de fer-blanc qui lui confèrent à la longue un arrière-goût métallique.
Josef Zisyadis, fétavore
Contrairement à l’usage qui prévaut dans les lieux touristiques, la féta est «un fromage de tous les jours et de tous les moments, qui accompagne la viande, les pâtes, les légumes farcis et même les fruits, s’ajoute à de nombreux plats cuisinés, se déguste avec des crus rouges ou blancs», précise Josef Zisyadis. L’activiste de Slow Food consacrera une soirée au fromage de ses origines le 17 septembre prochain à Lausanne, marquant l’ouverture de la Semaine du goût. Il cuisinera un menu sous le signe de la féta, de l’entrée au dessert, avec par exemple des beurreks au fromage, une cassolette de moules à la féta, des crevettes à l’ail et à la tomate, histoire de changer de l’éternelle salade.
«La Grèce traverse une telle crise qu’elle ne s’en sortira que par l’excellence de ses produits. La féta n’est pas que le truc bas de gamme qu’on émiette sur des concombres, c’est un des grands fromages et si l’on se met à en trouver à la table des meilleurs chefs, c’est gagné!»
* Duttweiler fromages,sur les marchés de Lausanne et de Vevey.
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