La voisine de palier? C'est elle. Une fille croisée à la Migros? Pareil. La promeneuse qui fait son shopping chic à la rue du Rhône de Genève? Encore gagné. Vanessa Bruno habille «les filles du quotidien» - comprenez toutes celles qui n'ont pas déjà acheté la robe boule Balenciaga de la saison prochaine. L'hiver dernier, les filles du quotidien avaient rentré leur slim jeans dans une botte en cuir un peu lâche sur la cheville, portaient un haut très ample, très sombre, et un grand sac brodé de paillettes. Cet été, elles mettent une robe en coton très simple, très blanche, peut-être légèrement brodée, et toujours les mêmes paillettes sur le cabas. Brillants de princesse sur de la toile militaire.

Les vêtements de Vanessa Bruno ont le charme décalé des rencontres inattendues. Styliste, Parisienne, elle a su donner une silhouette à l'air du temps. Avec Isabelle Marant, elle est la cheffe de file d'une génération - celle des créatrices françaises et trentenaires, indépendantes des grands groupes financiers. Quelque part entre Zara et Prada, il y a Vanessa Bruno. Une alternative qui, d'un point de vue financier et créatif, suscite un engouement comparable à celui d'Agnès B ou de Sonia Rykiel dans les années 70.

Sans maquillage mais avec des talons, elle arrive à vélo dans son quartier général, un ancien atelier de faïence à la toiture de verre, à deux pas de la rue Oberkampf. «Les locataires précédents avaient mis de la moquette orange et des faux plafonds. On a remis tout ça à nu. Comme pour mes boutiques, j'enlève des couches pour retrouver l'âme d'un lieu», explique Vanessa Bruno. Ses bureaux? Un rêve de filles pur sucre: des fringues partout. Ce matin-là, à 9h47, c'est une paire de chaussures qui semble être au cœur du débat. Ici, on teste le produit selon deux unités de mesure: bien-être et féminité. «Je fais des habits pour qu'ils soient portables. Un mot tabou dans le milieu. Je refuse de jouer au créateur de mode; je suis une styliste, un artisan. Quand on me dit que cette année, la taille doit être ceinturée à telle hauteur, j'en ai rien à cirer. La tendance, ça n'existe pas, c'est simplement ce que les filles ont envie de mettre. Pour de vrai.»

Démagogue ou réaliste? Ceux qui lui reprochent son manque d'audace sont aussi ceux qui lui envient son succès commercial. Qui, selon elle, tient avant tout à ce discours anticonformiste véhiculé par la marque: ni diktats, ni codes, ni total look. Des propositions séduisantes pour un public en quête de singularisation. «La fille Vanessa Bruno n'est pas une caricature de mode. Elle ne se reconnaît pas dans ces campagnes de pub où l'on voit les mêmes filles, photographiées par les mêmes types, dans une pose lascive, bouche entrouverte», explique-t-elle. Même les présentations de ses collections à la presse offrent un frisson alternatif: pas de défilé mais des happenings conçus en collaboration avec des plasticiens et des musiciens.

Vanessa a les cheveux courts et blond platine, une enfance parisienne et post-soixante-huitarde: à la maison - un loft à Bastille - c'est Patti Smith en boucle et les copains qui défilent. Dans un premier temps, son père s'associe avec Jean Bousquet - qui fondera par la suite Cacharel -, puis lance la marque de prêt-à-porter Emmanuelle Khan. Sa mère, elle, promène ses blouses roumaines aux quatre coins du monde - Vanessa est souvent du voyage. Danoise et nonchalante, maman coud ses propres vêtements et ceux de sa fille - à qui elle transmet une certaine aversion pour l'artifice. Le féminisme et surtout l'écologie sont les deux causes que la styliste, filles des années 70, se sent prête à soutenir aujourd'hui.

Baba, Vanessa? Bien sûr, la jeune fille a entrepris un méticuleux travail de sape pour y échapper. Une adolescence légèrement rebelle, des amis punk, un début de carrière comme mannequin chez Dorothée Bis, et le goût pour les rythmes qui cognent. Vanessa Bruno refuse de passer par la case études: «J'étais bricoleuse, j'aimais chiner, mes copines aimaient la manière que j'avais de me looker. C'était juste la façon dont je mélangeais ceci avec cela: il y avait un truc, un petit twist, qui était sympa», se souvient-elle avec modestie.

Aujourd'hui, c'est encore à l'intuition que Vanessa Bruno dirige son entreprise d'une soixantaine d'employés: «J'ai toujours fait des vêtements en me disant: J'ai envie de porter ça. Toi aussi? OK, on va le mélanger comme ça, et ça va être une jolie histoire. Parce que sinon, demain, vous avez des mecs qui vont vous expliquer comment faire du business, des chefs de produits. Je ne me suis jamais posé toutes ces questions.» Malgré deux faillites et des années passées à travailler dans l'ombre de grandes enseignes, Vanessa Bruno n'a jamais renoncé à mener sa propre barque. Aujourd'hui, sa société s'apprête à fêter ses 10 ans, célébrés en grande pompe par le magasin du Printemps, à Paris dès la mi-septembre. Kirsten Dunst, Vanessa Paradis et Charlotte Rampling viennent régulièrement faire des emplettes chez elle. Son cabas à sequins, après avoir connu lui aussi des débuts difficiles, est devenu un best-seller. Né en 1998, peu après la fille de la créatrice, il avait avant tout pour vocation de trimballer tout le bastringue d'une jeune maman qui travaille. Biberons et dossiers, layettes et baskets. On le croise désormais sur les trottoirs du monde entier, aux bras de jeunes femmes bien déterminées à emballer leur quotidien dans un sac à paillettes.