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Fourmis d'Argentine, la supercolonie de 6000 km de long qui envahit l'Europe

Arrivés accidentellement en Espagne il y a un siècle, ces insectes ont pris possession des territoires côtiers au détriment d'autres insectes. Ils font grincer des dents les agriculteurs et les habitants.

Les habitants des côtes entre la Galice et la Ligurie les connaissent bien, ces petites fourmis qui viennent en colonnes de centaines ou de milliers d'individus boulotter les pots de confiture dans les armoires. Ce sont les fourmis d'Argentine, ou Linepithema humile, importées accidentellement en Europe il y a une centaine d'années. Non contents de nuire à un écosystème qui n'est pas adapté à leur présence, ces insectes ont réussi à fonder en un siècle le plus grand réseau coopératif du monde animal: une seule et même colonie s'étale le long des côtes sur 6000 kilomètres, du Portugal à l'Italie, en passant par l'Espagne et la France. C'est ce que révèle une étude parue dans les Proceedings of the National Academy of Science (PNAS) du 16 avril. Les auteurs de l'article, Laurent Keller, directeur de l'Institut d'écologie à l'Université de Lausanne et ses collègues français et danois, n'ont trouvé qu'une colonie concurrente dont les limites sont encore mal définies, mais qui semble s'étendre entre Barcelone et Alicante.

«Nous avons remarqué que les ouvrières de la même supercolonie, mais issues de nids différents, ne sont pas agressives entre elles, explique Laurent Keller. Et cela est vrai même si les nids proviennent d'endroits aussi éloignés que la côte atlantique de l'Espagne et de l'Italie. Cette organisation sociale contraste avec ce qui se déroule habituellement entre les colonies de fourmis de la même espèce.»

La fourmi d'Argentine a développé une forme de vie sociale remarquable: une seule colonie a la capacité de fonder plusieurs nids dont les membres peuvent se mélanger librement. Cette particularité – ce pouvoir d'envahir – est évidemment limitée dans l'écosystème d'origine de l'espèce. Les colonies de Linepithema humile d'Amérique du Sud ne comptent souvent pas plus d'un seul nid, les ouvrières d'origines différentes s'attaquant systématiquement. Elles s'entre-tuent d'ailleurs parfois en une quinzaine de secondes seulement. Probablement à cause de la pression des prédateurs et des parasites, aucune colonie n'arrive à prendre le dessus sur les autres. En Europe, en revanche, l'«unicolonialité» a été un succès.

«Les fourmis s'identifient entre elles grâce à une odeur sécrétée à la surface de leur cuticule, poursuit Laurent Keller. La composition de ce fumet est déterminée par un ou plusieurs gènes. Les variations d'émanations entre les membres de colonies différentes sont donc le résultat de petits changements dans les séquences de ces gènes.» En constatant qu'il n'existe parmi les Linepithema humile d'Europe que deux odeurs différentes (une spécifique à chaque supercolonie), les chercheurs ont suspecté une perte de diversité génétique sévère.

«Ce n'est étonnamment pas le cas, souligne Laurent Keller. Nous avons analysé plusieurs marqueurs génétiques et remarqué que la diversité génétique est un peu plus faible en Europe qu'en Amérique du Sud, mais pas beaucoup. En fait, cette perte touche presque essentiellement les gènes responsables de l'odeur des fourmis. Il y a eu une sélection naturelle très forte à ce niveau-là.»

Que s'est-il passé? Selon le chercheur lausannois, il est probable qu'au début il existait plusieurs colonies différentes. En la quasi-absence de prédateurs et de parasites, elles se seraient fait librement la guerre. Les plus petites, disposant de moins de force, se seraient plus rapidement épuisées pour finalement disparaître. Les plus grandes, elles, auraient systématiquement renforcé leur suprématie pour aboutir à un équilibre peu commun: la coexistence de seulement deux supercolonies.

Les fourmis d'Argentine exilées sont confinées aux côtes, là où le climat est plus humide qu'à l'intérieur des terres. Elles sont également limitées par le froid et n'iront probablement pas plus loin que la Galice. En revanche, rien ne peut les arrêter de côté de l'Italie. Leur progression jusqu'à maintenant a été fulgurante – 6000 kilomètres en un siècle. Pourtant, les reines ne volent pas et, d'une année à l'autre, elles n'avancent que de 100 ou 200 mètres. C'est donc le transport de terre par l'homme qui a favorisé l'expansion de l'insecte.

La suprématie arrogante de la fourmi d'Argentine a eu des conséquences néfastes sur l'écologie locale. Les nouvelles venues ont ainsi dévasté les populations de fourmis indigènes. Les seules qui ont survécu sont celles qui ne sortent pas au grand jour au même moment. Les arthropodes en général ont beaucoup souffert de l'agressivité des étrangères. Nombreuses sont les espèces qui ont fui la région ou ont été détruites. Les Linepithema humile ont également l'habitude de protéger les pucerons qu'ils élèvent avec une sorte de capsule. Une véritable carapace qui confère à ces petits insectes nuisibles une plus grande résistance aux insecticides.

Les habitations humaines ne sont pas délaissées par cet encombrant visiteur. A la différence des autres espèces de fourmis, celles d'Argentine s'y mettent à plusieurs centaines pour dévaliser un garde-manger, mettant les nerfs des habitants à rude épreuve.