La fourmi d'Argentine a développé une forme de vie sociale remarquable: une seule colonie a la capacité de fonder plusieurs nids dont les membres peuvent se mélanger librement. Cette particularité – ce pouvoir d'envahir – est évidemment limitée dans l'écosystème d'origine de l'espèce. Les colonies de Linepithema humile d'Amérique du Sud ne comptent souvent pas plus d'un seul nid, les ouvrières d'origines différentes s'attaquant systématiquement. Elles s'entre-tuent d'ailleurs parfois en une quinzaine de secondes seulement. Probablement à cause de la pression des prédateurs et des parasites, aucune colonie n'arrive à prendre le dessus sur les autres. En Europe, en revanche, l'«unicolonialité» a été un succès.
«Les fourmis s'identifient entre elles grâce à une odeur sécrétée à la surface de leur cuticule, poursuit Laurent Keller. La composition de ce fumet est déterminée par un ou plusieurs gènes. Les variations d'émanations entre les membres de colonies différentes sont donc le résultat de petits changements dans les séquences de ces gènes.» En constatant qu'il n'existe parmi les Linepithema humile d'Europe que deux odeurs différentes (une spécifique à chaque supercolonie), les chercheurs ont suspecté une perte de diversité génétique sévère.
«Ce n'est étonnamment pas le cas, souligne Laurent Keller. Nous avons analysé plusieurs marqueurs génétiques et remarqué que la diversité génétique est un peu plus faible en Europe qu'en Amérique du Sud, mais pas beaucoup. En fait, cette perte touche presque essentiellement les gènes responsables de l'odeur des fourmis. Il y a eu une sélection naturelle très forte à ce niveau-là.»
Que s'est-il passé? Selon le chercheur lausannois, il est probable qu'au début il existait plusieurs colonies différentes. En la quasi-absence de prédateurs et de parasites, elles se seraient fait librement la guerre. Les plus petites, disposant de moins de force, se seraient plus rapidement épuisées pour finalement disparaître. Les plus grandes, elles, auraient systématiquement renforcé leur suprématie pour aboutir à un équilibre peu commun: la coexistence de seulement deux supercolonies.
Les fourmis d'Argentine exilées sont confinées aux côtes, là où le climat est plus humide qu'à l'intérieur des terres. Elles sont également limitées par le froid et n'iront probablement pas plus loin que la Galice. En revanche, rien ne peut les arrêter de côté de l'Italie. Leur progression jusqu'à maintenant a été fulgurante – 6000 kilomètres en un siècle. Pourtant, les reines ne volent pas et, d'une année à l'autre, elles n'avancent que de 100 ou 200 mètres. C'est donc le transport de terre par l'homme qui a favorisé l'expansion de l'insecte.
La suprématie arrogante de la fourmi d'Argentine a eu des conséquences néfastes sur l'écologie locale. Les nouvelles venues ont ainsi dévasté les populations de fourmis indigènes. Les seules qui ont survécu sont celles qui ne sortent pas au grand jour au même moment. Les arthropodes en général ont beaucoup souffert de l'agressivité des étrangères. Nombreuses sont les espèces qui ont fui la région ou ont été détruites. Les Linepithema humile ont également l'habitude de protéger les pucerons qu'ils élèvent avec une sorte de capsule. Une véritable carapace qui confère à ces petits insectes nuisibles une plus grande résistance aux insecticides.
Les habitations humaines ne sont pas délaissées par cet encombrant visiteur. A la différence des autres espèces de fourmis, celles d'Argentine s'y mettent à plusieurs centaines pour dévaliser un garde-manger, mettant les nerfs des habitants à rude épreuve.