Anne-Sophie Pic, la cheffe et la machine
Boire et manger
Avec un ancien de chez Nestlé, Anne-Sophie Pic s’investit dans le plat cuisiné gastronomique. Lancé jeudi, le concept Chef Cuisine, est-il la panacée du mets tout préparé?

Elle est cheffe de cuisine. Avec ses trois étoiles au Guide Michelin, elle brille même au firmament d’une profession où les femmes se comptent sur les doigts d’une main. Anne-Sophie Pic, c’est une success story de la gastronomie. Une cheffe qui court entre le Beau-Rivage de Lausanne, où elle mène la brigade, et son fief de Valence, où se trouvent la Maison Pic et ses dépendances. Depuis jeudi, elle vient d’ajouter une nouvelle corde à son arc. Une corde qu’elle tire avec Jonathan Pennella, ancien membre de la direction de Nestlé qui a notamment participé pendant vingt ans au développement de Nespresso et de Special. T. Bref, à tous les projets capsules de la multinationale de l’agroalimentaire.
Aliments résistants
Depuis octobre 2011, Jonathan Pennella nourrit l’ambition de mettre ainsi en boîte des plats cuisinés. Gastronomiques, les barquettes. Pour qui? «Pour tous ceux qui aiment le bien manger mais n’ont pas le temps ou l’envie de passer des heures en cuisine», explique le concepteur de Chef Cuisine (www.chefcuisine.com). Lequel convainc Anne-Sophie Pic dans la foulée de marcher avec lui en montant Nutresia, start-up établie à Belmont, au-dessus de Lausanne. A Jonathan Pennella les finances. A la cuisinière star le soin de composer la carte. «Il avait besoin d’un ou d’une cheffe pour avoir son expertise. Je ne pensais pas forcément arriver au plat cuisiné un jour dans ma vie, explique Anne-Sophie Pic au téléphone. Mettre mon savoir-faire au service de ce projet m’a tout de suite intéressée. D’abord parce qu’on m’a proposé de m’y impliquer dès le début. Ensuite parce que j’ai toujours cherché à rendre accessible la grande cuisine. Alors oui, j’évolue dans un domaine du luxe et je l’assume. Cela ne m’empêche pas de chercher à démocratiser mon métier. Les plats cuisinés, ça existe, c’est une réalité. J’ai eu envie, modestement, de leur apporter quelque chose de différent, de les faire évoluer. Même si la manière de cuisiner n’est bien sûr pas identique, on retrouve dans certaines préparations des accords que j’ai servis dans mes restaurants.»
Elle imagine 30 plats à mettre sous vide qui se vendent sur Internet à des prix allant de 7,50 francs, pour une crème de châtaignes aux épices douces, champignons et chips de seigle, jusqu’à 22 francs, pour une côte de veau désossée, poêlée de céleri aux figues et son jus corsé au café. «Le sous vide permet des cuissons au degré près qui conservent toutes les saveurs et les protéines des produits», explique la cheffe. «On peut ensuite les conserver entre 7 et 14 jours au frigo, rebondit Jonathan Pennella. Vous les commandez sur le Web et La Poste vous les livre dans les 36 heures dans un sac spécial qui ne rompt pas la chaîne du froid.» Il y a ainsi trois gammes complètes avec entrée et plat principal qui changent à chaque saison et 2-3 compositions végétariennes, mais pas encore la possibilités de composer sa carte en fonction de ses préférences et de ses intolérances. Et aucun dessert non plus. «Ce n’est pas dans le concept. Et c’est aussi plus difficile à réchauffer, reprend Anne-Sophie Pic. Certains aliments nous ont résisté. Les féculents et le lapin, notamment, qui se prêtent mal à ce type de conditionnement. On a aussi essayé des préparations inattendues comme le pigeon et bientôt le homard canadien. L’intérêt de ce projet est aussi que les choses ne nous tombent pas, comme ça, toutes crues.»
Sans gluten
La cuisine, elle, se trouve dans une usine du Mans. «Du coup, la plupart des produits viennent de la région, de la Sarthe notamment, explique Jonathan Pennella. Dans ce cas, faire appel à un producteur suisse n’aurait pas vraiment de sens. Nous avons mis quatre ans pour trouver nos 150 fournisseurs. Nous exigeons des produits très frais sans colorant, sans farine, donc sans gluten, et qui se gardent sans conservateur. Nous avons testé des dizaines de foie gras avant de trouver celui qui nous convenait.» Et après? « Une fois que vous recevez votre commande, il suffit de la réchauffer. Nous avons pensé au dressage. Dans chaque paquet, un dépliant vous explique comment bien présenter chaque plat.»
Seulement voilà, pour arriver à retrouver les cuissons et les saveurs d’un plat cuisiné façon gastro, il faut respecter les températures. «Le micro-onde est trop brutal. Il casse les goûts et les textures.» Restent la vapeur et le bain-marie. Mais là encore, les préparations réclament de la délicatesse. «Prenez le saumon, il doit être réchauffé à 56 degrés, sinon il arrive tout sec dans l’assiette.» Autant dire que vous allez ajouter un thermomètre à vos ustensiles de cuisine. Sauf que non. Car on ne vous l’a pas encore dit, mais Chef Cuisine fonctionne avec une machine. Une sorte de Nespresso culinaire avec des compartiments pour recevoir des enveloppes alimentaires sous vide. Une puce embarquée reconnaît le produit et compose automatiquement sa température idéale de cuisson. Et dans l’assiette, qu’est-ce ça donne? Les sot-l’y-laisse avec ses crozets de Savoie font plat mijoté, mais arrivent un peu gris. Le saumon, cuit presque à cœur, est plus coloré accompagné de ses pimentón de la Vera. Alors oui, bien sûr vous n’êtes pas complètement au restaurant, mais pour du précuisiné, c’est plutôt convaincant.
Gros appareil
Chef Cuisine, c’est innovant, certes, même plutôt design, mais la machine, c’est un peu le problème du concept. Outre son prix de 229 francs, elle ajoute de l’encombrement sur le plan de travail. «C’est la première génération. Les suivantes seront plus petites», tempère Anne-Sophie Pic. Surtout, elle se révèle plutôt lente à la détente. Il faut compter 25-30 minutes pour réchauffer un plat pour deux ou trois personnes. «Une nouvelle version du logiciel permettra bientôt de gagner cinq minutes», assure Jonathan Pennella, qui reconnaît que cette histoire d’appareil complique ses affaires. «En termes de marketing, c’est un obstacle. J’aurais préféré m’en passer. Mais elle est nécessaire si vous voulez arriver à cette qualité et à cette maîtrise optimale des cuissons.»
Et puis, il y a l’image. La machine qui fait à manger renvoie à une mythologie peu ragoûtante que raconte le Tricatel de L’Aile ou la Cuisse. «Alors oui, ça peut faire peur, mais ici il s’agit d’un autocuiseur. On ne transforme pas la nourriture, on ne la réhydrate pas, on la remet juste à température», tient à préciser la cheffe. «Je ne prône pas le plat cuisiné comme le meilleur moyen de se nourrir. Je dis simplement qu’on peut arriver à faire des choses dans ce domaine qui sont très qualitatives. Et qu’on met beaucoup d’énergie pour y arriver.»