Benoît Violier est décédé hier. Son décès provoque un profond choc, pour cette étoile de la cuisine mondiale. Sacré meilleur cuisinier du monde récemment, il avait placé l’Hôtel de Ville de Crissier un cran au-dessus encore que ses illustres prédécesseurs, Frédy Girardet et Philippe Rochat. Nous l’avions rencontré il y a un mois, en décembre. Il nous avait exposé sa conception de la cuisine, entre tradition et audace.

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Interview publiée le 18 décembre 2015


Quel était votre principal défi en reprenant l’Hôtel de Ville?

C’est quand même sacrément plus difficile de venir après Frédy Girardet et Philippe Rochat que d’ouvrir sa propre maison. Quand on a fêté cette année les 60 ans du restaurant le 15 septembre, j’ai invité 27 chefs trois étoiles. Tous ont répondu présent, cela vous montre ce que l’Hôtel de Ville veut dire dans la profession. Il y a un énorme respect pour la baraque.

Quelle est la spécificité de Crissier?

Il n’y a pas un restaurant au monde où trois générations différentes se soient succédé et où chacune ait eu trois étoiles. Nous sommes pourtant trois chefs très différents. Frédy Girardet était l’initiateur. Il a vraiment créé la maison puisque ses parents qui étaient déjà restaurateurs ici faisaient une cuisine de bistrot. Il a eu ce déclic en mangeant chez Bocuse et la famille Troisgros en se disant: je veux être dans ce monde-là.

Vous avez été nommé meilleur cuisinier du monde, c’est énorme!

Le classement qui compte, c’est que mes clients continuent à avoir du plaisir à venir. J’ai une entreprise à faire tourner avec 54 collaborateurs. Ce sera mon quatrième Noël, depuis trois ans il y a quelque chose qui monte. Le plus fantastique, c’est quand vos clients paient l’addition tout en réservant pour la fois d’après. Samedi dernier, une cliente a fondu en larmes tellement elle trouvait merveilleux ce qu’elle avait mangé.

Cela ne tient-il pas à un nouveau culte de la cuisine, personne ne pleurait chez Girardet, non?

C’était des périodes différentes. Ce qu’ont fait Frédy Girardet comme Alain Chapel et Joël Robuchon, c’est qu’ils ont inventé une cuisine de mémoire, dans le sens où les gens s’en souviennent. On me parle encore lors de mes voyages de la canette confite au citron de M. Girardet et des cardons de Crissier.

Comment gérez-vous des clients toujours plus sensibles à différentes substances?

Il y a une évolution énorme car, depuis trois ans, on ne parle plus que de cuisine saine. Depuis 2012, nous proposons des menus végétariens et végétaliens, par exemple. Les magazines féminins ont été précurseurs, maintenant c’est partout. Nous devons faire attention à toutes les substances allergènes, aux intolérances, au gluten, au lactose, etc. Cela est pris en compte dès la réservation. A l’époque de Philippe Rochat, nous avions deux papys qui mangeaient sans sel et basta. Imaginez que la semaine dernière, j’ai eu une cliente intolérante au charbon! Un nutritionniste du CHUV va venir nous former avec mon équipe. Nous devons aller un cran plus loin.

La haute cuisine à la mode, qu’est-ce que cela change?

Notre clientèle s’est rajeunie et pour elle la cuisine est devenue un loisir. C’est flagrant dans les cours de cuisine où la part des 25-40 ans a explosé. Nous avons, par exemple, six copains qui viennent pour un cours sur mesure uniquement sur les sauces ou les légumes.

Il y a 15 ans c’était la fascination pour le vin, maintenant c’est plutôt la nourriture?

Complètement. Et c’est plutôt un bien puisque cela améliore l’éducation et permet aux enfants de mieux manger, notamment grâce à des jeunes parents plus concernés. Ce que je vois dans les cours avec les jeunes, ce sont des gens qui en semaine mangent mal – par manque de temps – et qui cuisinent le week-end. Mais nous sommes en Suisse, nous sommes très privilégiés. Il ne faut pas se leurrer, l’accès à une nutrition saine est réservé à ceux qui ont un certain pouvoir d’achat.

Top Chef, Master Chef et tous ces programmes, comment les jugez-vous?

Sur le fait de parler de la cuisine, je ne peux être que positif et ils ont popularisé notre métier. Sur le fond, c’est un miroir aux alouettes pour les jeunes. Master Chef, c’est deux mois et demi d’émission mais je suis désolé pour eux, vous ne formez pas des cuisiniers en un laps de temps aussi court. Il n’y a pas un métier plus manuel que le nôtre. Il faut du temps pour acquérir le bon geste. Et il faut laisser le palais se former et acquérir le goût. La flaveur, vous ne l’acquérez pas comme cela. Notre palais n’est d’ailleurs bien formé qu’à partir de 30 ans.

Comme apprenti, j’ai eu 100 recettes à apprendre par cœur, la base, des choses simples du type comment cuire une purée, faire un potage cultivateur ou une omelette. Maintenant on a balayé tout ça et les gamins se retrouvent à faire des filets de perche au kiwi

L’époque veut des stars, vous allez refuser les émissions TV?

J’ai refusé le Master Chef France, Londres, Italie… On a les pieds sur terre. Si on veut que ça dure il faut être là, présent auprès de l’équipe et des clients. Les cours de cuisine, c’est autre chose. On m’a proposé un demi-million de francs pour donner mon nom à un restaurant au Moyen-Orient où je ne pouvais aller qu’une fois par mois. J’ai refusé, ce n’est pas mon approche.

Vous formez des jeunes?

C’est un impératif. J’ai trois apprentis, en cuisine, en pâtisserie et en salle. On s’investit beaucoup dans les écoles professionnelles et écoles hôtelières, nous sommes trois meilleurs ouvriers de France dans l’équipe et cela fait partie de notre approche. A travers nos apprentis, on se rend compte qu’ils ont de moins en moins de temps en cours pour faire de plus en plus de choses. Avant, comme apprenti, j’ai eu 100 recettes à apprendre par cœur, la base, des choses simples du type comment cuire une purée, faire un potage cultivateur ou une omelette. C’est ça la base du métier. Maintenant on a balayé tout ça et les gamins se retrouvent à faire des filets de perche au kiwi. Aberrant!

La grande cuisine a connu beaucoup d’évolutions ces dernières années. Que reste-t-il de l’approche moléculaire, par exemple?

Pas grand-chose mis à part qu’on en a beaucoup parlé. Un chef maîtrisait à fond son sujet, c’était Ferran Adrià. Avec El Bulli, il nous a fait découvrir une autre façon de se mettre à table. Mais quand on s’est aperçu que la moitié des produits utilisés dans ce domaine étaient interdits dans l’alimentaire, cela a signé la fin de cette approche. Et pour des gens comme Philippe Rochat – avec qui nous étions allés chez Adrià – c’était même pas la peine d’en parler. L’idée de servir une côte de veau en émulsion et qu’elle vous sorte en fumée par le nez, cela le dépassait un peu.

C’est beaucoup plus compliqué de faire une cuisine avec des saisons que de faire un goût d’huître avec du chocolat blanc et des feuilles de menthe

Quelle a été la tendance suivante?

La cuisine environnementale, c’était il y a cinq ans et il fallait prendre soin de la nature et penser au futur. On l’a toujours fait dans cette maison, donc pas de nouveauté. Ensuite, il y a eu la cuisine fusion, où on mélangeait les techniques: passer de la côte de veau crue avec un poisson cuisiné. Ensuite il y a eu la cuisine déstructurée, c’était Thierry Marx. C’était l’ère de la langoustine pulvérisée dans un grand verre, cela n’a pas cassé – par contre – trois pattes à un canard.

Bref, ça s’accélère depuis la Nouvelle Cuisine?

Oui, ça, c’était l’ère du poisson cuit à l’eau, tout blanc et petit, avec des légumes vapeur. En gros, il y a ceux qui suivent la mode et ceux qui gardent une ligne. Malheureusement, quand vous mettez en avant la belle et grande cuisine française, vous passez pour un traditionaliste et un ringard. Pourtant, c’est beaucoup plus compliqué de faire cette cuisine avec des saisons et d’essayer de parer à toutes ces allergies plutôt que faire un goût d’huître avec du chocolat blanc et des feuilles de menthe. Aujourd’hui, c’est l’ère du produit, ce que cette maison a toujours fait.

Vous êtes quand même allé plus loin…

En août 2012, j’ai réuni mes producteurs locaux pour essayer de prévoir ce que nous pourrions proposer de meilleur à chaque saison. Par exemple, pour le bœuf nous proposons à 60% de la viande suisse, alors qu’avant nous étions 100% français. C’est plus compliqué pour les fruits et légumes, même si cet été, avec la météo extraordinaire, nous avons vraiment eu des beaux produits.

Si les produits suisses sont bons, je m’engage à les acheter et à communiquer dessus

En 2014, une année avec beaucoup de pluie, rien n’était bon. Dans ces moments-là, si vous avez le choix entre une tomate du canton de Vaud et une autre de Sicile ou de Sardaigne, c’est vite vu.

Est-ce qu’il y a des engouements pour certains produits?

Il y a quinze ans, le producteur de patates du Pérou était le roi des types, maintenant c’est le roi des c… parce qu’il faut des tonnes de kérosène pour faire venir quelques centaines de kilos de pommes de terre. La préoccupation écologique est là, même si le prix est très bas. Je parraine une nouvelle variété de pommes de terre, la Celtiane, que les producteurs locaux essaient de lancer, idem avec la Mairac issue des pommiers d’Etoy. Je ne touche pas un kopeck là-dessus. Si ce sont des bons produits, je m’engage à les acheter et à communiquer dessus.

Le risque que fait peser la viande selon l’OMS, cela remet-il en question votre approche?

J’ai tout de suite rassuré mon boucher car des chefs à Paris et Monaco ont annoncé qu’ils renonçaient à la viande. Ces polémiques font du mal à nos métiers. Pour être bien, il faut manger équilibré et varié, je m’oppose à ces approches exclusives.

La montée en qualité va-t-elle se poursuivre, notamment pour le vin?

Nous avons désormais sur le Lavaux et La Côte une quinzaine de vignerons dont les crus se retrouvent sur les cartes des palaces parisiens. C’est une première dans l’histoire de ce pays. Prenez nos produits laitiers, ce sont les meilleurs du monde, il n’y a pas photo. Idem pour la viande, avec des races fabuleuses.

Cela passe par quoi, des labels?

Nous sommes à saturation avec les labels. Il y en a beaucoup trop, on ne sait pas qui les donne quand ce n’est pas le maraîcher qui colle lui-même son label sur ses produits. Prenez ce label «restaurant» lancé en France il y a 18 mois et que GastroSuisse voulait reprendre. Il ne faut surtout pas faire cela: les textes étaient tellement larges que cela permettait de travailler des produits semi-transformés en se faisant passer pour un restaurateur. Et vous en avez entendu parler en France depuis? Rien du tout, c’est déjà mort et enterré.

A quel niveau de la chaîne de valeur faut-il intervenir alors?

Au niveau de la transmission. Nous souhaitons développer notre académie de cuisine avec Franck Giovannini, mon second, pour sensibiliser les jeunes à l’importance de travailler avec les produits du terroir suisse. Il faut créer un centre de formation pour les futurs professionnels, les amateurs et les gamins aussi. Il y a pléthore d’écoles dans le domaine du vin mais rien sur la cuisine. La Suisse a une carte à jouer.

C’est-à-dire?

Tous les chefs étoilés de Suisse devraient venir enseigner à des étudiants du monde entier. Nous sommes désormais pris au sérieux au niveau de la cuisine. Sauf que quand vous prenez l’avion ou le TGV, vous prenez une brochure sur la Suisse, vous allez voir des buvettes d’alpage, des fondues, des raclettes. La cuisine suisse est basée sur une empreinte régionale mais nous peinons à mettre en avant nos terroirs. Je ne comprends pas que Suisse Tourisme ne fasse pas plus sur la gastronomie. En Suisse romande, nous avons la plus grande concentration de restaurants étoilés au monde. Est-ce que vous lisez cela quelque part?

Quel est le modèle de promotion?

Les pays nordiques. Ils ont des produits merveilleux et ils ont mené une politique très volontariste pour mettre en avant leur gastronomie. Et ça marche! La Norvège a remporté le Bocuse d’Or cette année.

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