L’ambiance est studieuse. Assis deux par deux, entre les robinets de laboratoire, les élèves en blouse blanche écoutent le professeur qui s’agite sur l’estrade. D’une voix forte, mais avec le sourire, il commente le tableau sur lequel sont griffonnées des formules… et la coupe d’un œuf. Deux ovales l’un dans l’autre. «Ne risque-t-on pas d’abîmer le jaune en prenant les mesures?» interroge une toque au premier rang. L’imposant couvre-chef trahit le contexte: nous ne sommes pas en cours de biologie mais dans une salle de l’Ecole hôtelière de Lausanne. Là où les chefs de l’établissement assistent, durant une semaine, aux leçons d’un enseignant un peu particulier.

Bruno Goussault n’est pas cuisinier. Et pourtant, il côtoie les fourneaux depuis près de 40 ans. Ingénieur agronome de formation, le Français a consacré toute sa carrière à développer une autre façon de préparer les plats: la cuisson sous vide et à basse température. Une technique qu’il a popularisée dans les cuisines du monde entier au point de devenir, à 75 ans, le gardien d’un savoir-faire dont les restaurateurs ne peuvent plus se passer.

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Saucissons de cellophane

Loin des casseroles et des siphons, c’est dans la recherche que Bruno Goussault a trouvé sa vocation. A la fin de ses études, pétri d’idéaux tiers-mondistes, il rejoint un laboratoire de la FAO qui travaille au pelage de céréales destinées au continent africain. Devenu responsable dudit labo à 27 ans, le brillant ingénieur se penche, à la demande d’industriels de l’agroalimentaire, sur une manière d’assouplir les morceaux de viande les plus coriaces.

C’est là que Bruno Goussault développe sa théorie de la «juste température»: cuire la pièce à feux doux et dans l’eau, où la chaleur se transfère mieux, tout en enveloppant l’aliment afin d’en conserver le goût et les nutriments. Bruno Goussault commence donc par saucissonner ses viandes dans du cellophane avant de les immerger. Puis, craignant les particules cancérigènes libérées par le film, passe à des plastiques plus rigides et sous vide pour éviter toute interférence de l’air.

En noir et blanc

Qui dit température basse dit aussi cuisson longue. Bruno Goussault appelle ça la cuisine «différée»: on fait mijoter aujourd’hui les plats de demain, voire d’après-demain. Une patience qui paie. «La seule manière d’obtenir un plat de côte saignant, c’est de le cuire pendant cinq jours. Et le goût est tellement fabuleux qu’on en devient vite accro!»

«J’ai cette façon de renverser les choses, de les concevoir différemment» Bruno Goussault

Au lieu des chambres froides, le maintien au chaud. Plutôt que le rush, l’anticipation. Autant dire, pour les cuisines, un changement radical d’organisation. «J’ai cette façon de renverser les choses, de les concevoir différemment.» Peut-être parce que l’ingénieur n’a jamais vu les couleurs. Ni le rouge du feu de circulation, ni le rosé du bœuf dans la poêle. Embêtant pour un expert en cuisson, mais pas de quoi se mettre la rate au court-bouillon, comme il dit. «Je me fie à la texture de la viande. Au premier regard, je peux voir qu’elle est avariée avant même qu’elle ne devienne verte.»

Sandwichs SNCF

Si Bruno Goussault prône une cuisine au temps long, sa première expérience de restauration s’est paradoxalement déroulée… dans un TGV. Mandaté par la SNCF en 1979 aux côtés du chef Joël Robuchon, il concocte de nouveaux sandwichs servis sur la ligne à grande vitesse Paris-Strasbourg.

Fort de ce succès, le duo met au point des plats, entièrement sous vide, destinés aux voyageurs de 1re classe. Exemple, pour la célèbre blanquette de Robuchon: un sachet de viande, un autre de légumes et un troisième de sauce, assemblés et réchauffés directement dans le wagon-restaurant.

Des innovations que les deux hommes décident de partager en fondant le CREA (Centre de recherche et d’études pour l’alimentation), en 1991. Là, dans ses locaux du XIVe arrondissement de Paris, Bruno Goussault initie Yannick Alléno, Anne-Sophie Pic ou encore Guy Savoy à l’art de la juste température. «J’ai formé 95% des chefs une, deux et trois étoiles».

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Encyclopédie ambulante

Les expertises scientifiques de Bruno Goussault ont éclairé un monde qui fonctionnait encore beaucoup au ressenti. Là où un chef fait mijoter la pomme de terre, Bruno Goussault en «hydrolise l’amidon». Et quand le premier estime son œuf parfaitement cuit à 63,2°C, l’ingénieur peut expliquer, à l’aide de courbes de températures savamment étudiées, pourquoi ce palier est idéal pour sublimer les composantes du produit.

«Nul besoin d’avoir la grosse tête, je n’ai pas de toque à porter!» Bruno Goussault

«Bruno a mis des mots sur les transformations de l’aliment. Il a défini des procédés qui nous permettent d’être rigoureux et constants dans notre travail», explique Patrick Ogheard, maître d’enseignement à l’EHL. Qui connaît bien l’ingénieur pour l’avoir invité à maintes reprises à Lausanne. «On se téléphone souvent pour échanger des idées. Et si j’ai un doute sur un terme, en deux minutes j’ai ma réponse: c’est une vraie encyclopédie!»

Einstein de la cuisine

S’il s’est rendu indispensable, le chuchoteur des grands chefs n’est pas du genre à se faire mousser. Pour lui, le cuisinier reste l’artiste qui doit briller sur le devant de la scène. Et tant pis si peu connaissent son nom à lui. «Nul besoin d’avoir la grosse tête, je n’ai pas de toque à porter!» Bruno Goussault ira tout de même récupérer son prix de la Fondation Albert Einstein, récompensant les 100 plus grands visionnaires de notre temps et décerné cet automne à Montréal. Un saut de puce pour celui qui passe la moitié de son temps aux Etats-Unis, où il a ouvert une antenne du CREA. «Je fais l’essuie-glace sur l’Atlantique. Les voyages me rajeunissent!»



En dates

1942: Naissance en Isère.

1970: Débuts au laboratoire de la FAO.

1979: Première aventure gastronomique à la SNCF.

1991: Lancement de CREA à Paris.

2017: Réception du Prix Albert Einstein à Montréal.