«Super maîtresse de maison»
Parue en 1861, sa première édition se vend à 60 000 exemplaires: à une époque où 60% de la population ne sait pas lire, le chiffre donne une idée de son succès. Il était coutume de l’offrir aux jeunes mariées à l’orée de leur nouvelle vie, souligne Arnaud Bachelin et la Beetonmania fut telle que le patronyme de l’autrice – Mrs Beeton ou une Beeton – est devenu synonyme en anglais de «super maîtresse de maison». Ce succès ne s’est jamais démenti jusqu’au tournant du XXe siècle, où la nouvelle génération des Jamie Oliver et des Gil lMeller se dit elle-même redevable à Isabella Beeton…
De quoi s’agit-il? Au XVIIIe siècle, les Anglais consomment beaucoup de viandes en sauce, de grande qualité, que le reste du continent leur envie – d’où sans doute leur surnom de rosbifs. Les Français mangeant alors très peu de viande. Chez les premiers, le mouton est l’animal parfait, économe, déclinable de toutes les manières, dont tout se mange, jusqu’à la tête et qui a toujours été beaucoup élevé. Contrairement à la France, qui lui préfère le cochon… Et puis la tendance s’inverse: un siècle plus tard, les Britanniques ont très peu de nourriture, encore moins de viande et éprouvent le besoin de l’utiliser rationnellement. On met certains morceaux à bouillir, c’est le moment où apparaissent les premières préparations industrielles – tel le bouillon cube que la cuisinière émérite de Downton Abbey, Mrs Patmore appelle «soupe de poche».
De la bière pour les bambins
Les pubs sont déjà très populaires. Apparus au XIVe siècle, ils revendiquent une origine bien plus ancienne que les restaurants français – le plus ancien, à Saint Albans, remonterait même à 793: ils sont l’équivalent de tavernes ou d’auberges à boire, manger et dormir, un des centres de la vie de quartier, où se restaurent aussi les voyageurs. Les pubs proposent des assiettes composées avec des viandes froides ou les fameux scotch eggs, entre autres plats emblématiques repris dans le Beeton. La boisson phare y est évidemment la bière, que l’on brasse souvent dans les ménages, voire que l’on sert aux enfants au petit-déjeuner, car elle est considérée comme nourrissante. Un des combats de l’ère victorienne consistera du reste à réduire l’alcoolisme des classes populaires.
Le milieu du XIXe siècle est un tournant, pour la France dont la gastronomie se met à briller grâce à l’aura des Brillat Savarin, Escoffier et Carême, et à l’avènement des restaurants. C’est aussi l’époque où l’Europe découvre de nouvelles boissons: café ou chocolat, qui deviennent l’objet d’une mode, et de nouveaux ingrédients venus de loin parfois. Le destin de la tomate est intéressant, si l’on songe que, cultivée en Angleterre dès la fin du XVIe siècle, elle s’y acclimate au même titre que la pomme de terre, malgré de nombreuses réticences. A l’époque d’Isabella Beeton, la tomate est consommée de façon quasi quotidienne dans les foyers anglais, comme garniture ou dans les soupes, alors que la Provence ne l’adoptera que vers la fin du XIXe, sous l’influence italienne.
La cuisine est toujours le fait d’acclimatations et d’appropriations successives, souligne Arnaud Bachelin. C’est notamment ce que fait la Grande-Bretagne avec ses colonies, dont elle ramène les currys indiens, pickles et autres chutneys, mais aussi le kedgeree, ce plat inspiré du kitchari indien, mêlant riz et poisson et qui apparaît aussi à l’époque victorienne.
Des sauces à foison
Isabella Beeton se dit de même redevable aux meilleurs auteurs contemporains, à son cercle privé et aux nombreux voyages qu’elle effectue avec son mari Samuel. Les fricandeaux, le poulet Marengo ou la charlotte russe sont inspirés de ce qu’on sert alors dans les salons parisiens en vue.
Le portrait qu’elle brosse au final – à l’issue de plus de 1000 recettes, assorties de conseils et d’astuces – est celui d’une cuisine chaleureuse, simple et authentique, de respect du produit et des saisons, qui évite de multiplier les ingrédients. D’une cuisine généreuse et très gourmande, avec un goût marqué pour les sauces (gravies, beurre d’anchois ou hollandaise, currys, chutney de mangue, sans oublier la sauce genevoise pour le poisson…) et le pain qu’on y trempe volontiers. La géographie culinaire et les traditions y sont en outre très différentes d’un comté à l’autre.
Contrairement à ce que lui ont reproché certaines féministes, elle a le souci de libérer les femmes des corvées domestiques
Le Beeton est le premier ouvrage à être aussi précis, à proposer un cadre, une charte aux futurs livres de recettes: l’autrice y donne beaucoup de détails sur le temps nécessaire pour la réalisation d’un plat, son coût, la liste précise des ingrédients et les quantités, placée pour la première fois en tête de page. Sa modernité? «Contrairement à ce que lui ont reproché certaines féministes, elle a le souci de libérer les femmes des corvées domestiques, estime Arnaud Bachelin. L’idée est de gérer sa demeure en se pliant à certaines règles et gagner ainsi du temps pour ses loisirs et les plaisirs de la vie.»
Un couple visionnaire
Il faut évoquer ici la personnalité fascinante d’Isabella et le couple original, romantique et visionnaire qu’elle forme avec son mari Samuel Beeton, qui édita aussi bien Harriet Beecher Stowe (La Case de l’oncle Tom) que Conan Doyle ou Edgar Allan Poe, et de nombreux magazines à succès. Grande lectrice, polyglotte, Isabella s’intéresse à l’activité de son mari, qui lui confie des rubriques dans son Englishwoman Domestic Magazine. Elle s’attelle bientôt à son projet, recueillant de nombreuses recettes auprès de ses lectrices et de la cuisinière de lord Wilton: Mrs Beeton’s book of household management paraîtra en 1861 avec le succès que l’on sait…
Cette première traduction inaugure la collection Faim de l’histoire et offre une plongée dans les mœurs et les codes de l’ère victorienne, par la lorgnette de l’office, comme le fera la série à succès Downton Abbey, qui s’en inspire largement.
«Mrs Beeton, la femme qui bouleversa les cuisines anglaises», d'Arnaud Bachelin, Editions de l’Epure, collection Faim de l’histoire, 864 p.