Dans le jardin des sens de Marc Veyrat
Le potager des chefs (4/5)
A quelques mètres de La Maison des Bois, en Haute-Savoie, son jardin aromatique constitue un hymne à la nature qui calme le chef et le connecte au ciel

Du 2 au 8 juillet, «Le Temps» se balade dans quelques jardins de grands chefs, qu'ils cultivent pour leur cuisine.
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Dans la bâtisse principale toute en bois, traversée en son milieu par un ascenseur de verre, les cloches des vaches d’alpage sont suspendues en guirlande, les bottes de foin sont entassées en colimaçon et les pichets savoyards en terre cuite sont alignés en rang d’oignons; le ton est donné. Bienvenue chez Marc Veyrat à La Maison des Bois!
En plein cœur de la Haute-Savoie, niché sur les hauteurs du village de Manigod, à une heure de Genève et quelques encablures du lac d’Annecy, ce temple de la haute gastronomie – récemment auréolé de la troisième étoile au Guide Michelin – a été construit sur la terre de ses aïeux. Un retour aux sources quasi spirituel pour un homme adulé autant que jalousé, à qui la vie n’a pas fait de cadeau.
La croix savoyarde au cou
Vêtu de son ample chemise blanche et de son gilet noir, portant la croix savoyarde autour du cou, l’homme au chapeau est là, fidèle au poste pour le plus grand plaisir de ses clients qui se réjouissent de le voir furtivement passer en salle. Le pas est peut-être un brin plus hésitant mais le regard toujours aussi vif. A 68 ans, le seul cuisinier à avoir reçu la note parfaite de 20/20 au GaultMillau continue l’aventure et poursuit son chemin en quête de perfection et de reconnaissance.
Sa vie? Tumultueuse, autant sur le plan physique que psychologique, au parcours semé d’épreuves et d’embûches. Un accident de ski le brise? Marc Veyrat se relève. Un incendie ravage son restaurant? Marc Veyrat se relève. «Après avoir touché le fond de la piscine, j’ai eu la force de reprendre de l’oxygène à la surface», dit-il. Aujourd’hui, le chef est fier d’avoir récupéré sa troisième étoile. «Celle-ci, c’est la plus belle. Elle représente l’immense reconnaissance du travail effectué sur la terre de mes parents. La Maison des Bois, c’est le récit de ma vie.»
Un chalet quasi en autarcie
Semblable à un hameau composé de petits chalets faisant office de suites luxueuses, d’une minuscule chapelle et d’un restaurant, La Maison des Bois est un domaine unique en son genre.
Nous utilisons le lait de nos vaches, les œufs de nos poules, le miel de nos ruches, les légumes de notre potager et les plantes de notre jardin botanique.
Comme à l’époque de ses parents, qui confectionnaient boudins, pâtés, terrines, ballottines mais aussi tartes aux myrtilles, aux fraises des bois, qui barattaient le beurre, torréfiaient le café et fabriquaient le pain, l’établissement vit quasiment en autarcie, sauf pour les agrumes et les poissons qui viennent du monde extérieur. «Nous utilisons le lait de nos vaches, les œufs de nos poules, le miel de nos ruches, les légumes de notre potager et les plantes de notre jardin botanique», dit le chef.
A quelques mètres au-dessus du restaurant, le jardin aromatique constitue un hymne à la nature et à ses beautés, un poème sur toutes les espèces d’herbes, de légumes et de plantes sauvages qui y poussent tout en harmonie. «Mon potager me calme et me ressource; j’aime m’y rendre tôt le matin. Un côté mystique s’en dégage; cela sort de la terre et monte vers le ciel.» Pour comprendre la cuisine du maître, il faut connaître les plantes et les herbes qui l’entourent. En compagnie de son botaniste et cousin, Christopher Aguettand, partons à la découverte de ce trésor alpin.
La permaculture en héritage
Pour les locaux, les notions de jardin et de potager s’entremêlent. «Chez nous, un jardin – ou «corti» en patois savoyard – est l’endroit où poussent les herbes, les fruits et les légumes», précise d’entrée le botaniste avant de poursuivre: «La mode de la permaculture est ni plus ni moins la version écologique moderne de ce que nos ancêtres ont fait naturellement pendant des siècles dans leur campagne.»
Vêtu d’un costume savoyard traditionnel, le jeune Christopher explique qu’en raison de saisons relativement courtes, il travaille essentiellement les produits adaptés au climat et refuse d’aller contre la nature. «Il faut respecter ce qu’elle nous offre en tenant compte d’un sol bien spécifique, de l’hygrométrie et d’une température particulière», prévient-il. Une seule règle d’or? Ne rien planter avant le 13 mai, jour de la fin des saints de glace. Personne n’est à l’abri d’une petite chute de neige à la fin du printemps. «N’oublions pas que nous sommes à plus de 1500 mètres d’altitude.»
Entre Merdassier et Borderan
En suivant l’exemple de l’escarpement de certaines plantations viticoles, l’idée est venue de créer un circuit à flanc de coteau. Une ribambelle de bacs en bois contenant l’or vert borde en paliers un petit chemin de terre. Le panorama est époustouflant: sur la droite se dresse la pointe de Merdassier, à gauche la pointe de Borderan, signalant le début de la chaîne des Aravis.
«Il y a pire comme bureau pour travailler. On est quand même mieux qu’à Paris entre deux immeubles», plaisante Christopher. Toutes les herbes que cuisine Marc Veyrat sont là, à l’unisson, racontant une seule et même histoire, celle des gens qui ont vécu auparavant. «En respectant le passé, nous pouvons concevoir le futur. C’est à nous de nous adapter à la nature, pas l’inverse. La terre donne le tempo. Le potager dicte les recettes qui ont in fine un tout autre goût», précise le chef.
Plantes sauvages
Comme lors d’une dégustation de grands crus, la visite guidée commence et nous découvrons l’ache de montagne, ou livèche, une sorte de céleri sauvage. En raison de sa grande exposition au soleil, la plantation a posé un grand nombre de problèmes sur ce versant de la montagne. «Il a fallu travailler la terre davantage», indique Christopher. La berce, quant à elle, est une plante emblématique de la région, appelée «cacoué» en patois. «Gamin, c’est un produit des champs que l’on essayait de fumer», plaisante le botaniste. Cette plante à tige creuse est utilisée au restaurant en guise de paille pour aspirer la tartiflette déstructurée à la truffe. La graine a le même goût qu’une écorce de mandarine.
Suivent les jeunes pousses d’épicéa, pour aromatiser volailles et poissons ou, en décoction, infusées dans de l’alcool et du sucre; puis le chénopode, épinard sauvage apprécié en soupe ou en salade. La liste s’allonge avec le rhizome de polypode qui n’est autre que le bâtonnet de réglisse doux-amer de notre enfance; l’oxalis ou oseille des bois appelée aussi «pain des oiseaux» a l’apparence d’un trèfle en forme de cœur et possède une tige au goût citronné; en prenant la pierre des bois entre le pouce et l’index, on peut sentir le parfum des champignons; croquée comme une graine de fenouil, la myrrhe odorante répand un doux parfum anisé.
Pour sa part, la pimprenelle laisse un goût incomparable de concombre. La pensée des montagnes est une petite fleur violette comestible qui peut servir de gélifiant naturel. Dès sa floraison, la petite clochette violacée du calament déploie ses arômes mentholés quand on la froisse entre les doigts. Dans un bel enclos, au milieu de ces trésors botaniques, se trouve le jardin personnel du chef où haricots, carottes, betteraves, patates (ratte et monalisa), poireaux, blettes et choux poussent en toute quiétude.
Des caves à la laiterie
Retour au restaurant pour prendre l’ascenseur vitré qui nous emmène dans les profondeurs du sous-sol où des caves ont été reconstituées. Ici commence la deuxième étape du processus. Sur quatre niveaux au-dessus d’un parterre de fougère, repose une centaine de conserves de légumes, fruits et champignons dont on va extraire le jus de macération. Plus loin, les légumes du jardin sont stockés sur des lits de bois à bonne température.
Chez Veyrat, le pain est cuit le jeudi et se conserve toute la semaine, déposé dans un coffre rempli de son comme à l’époque. Dans les caves, Christopher possède sa petite laiterie qui lui permet de fabriquer ses propres tommes. Au fond du couloir se trouve une pièce réservée à la salaison et au fumage des viandes. La visite s’achève avec la dernière salle: comment imaginer La Maison des Bois sans sa cave à fromages?
Santé du corps, santé de l’esprit…
«Créer un jardin potager sur ces terres était pour moi une évidence. Ce ne pouvait être ailleurs», déclare Marc Veyrat qui aimerait que les cuisiniers du monde entier imaginent ensemble une nouvelle grande cuisine où les produits seraient entièrement naturels. Excessif? «A notre niveau, nous devons être les ambassadeurs de produits de qualité et les transmettre aux générations successives. En prenant soin de la santé du corps, on prend soin de l’esprit.»
Il le sait, l’alimentation est en danger; il faut que la gastronomie se montre plus que jamais exemplaire. Marc Veyrat se bat contre la superproduction, dénonce sans complexe l’industrie agroalimentaire et continue de s’impliquer dans ce qu’il appelle l’éducation culinaire. Avec sa fondation et ses «dix commandements», le natif de Manigod reçoit régulièrement des écoles et des enfants hauts comme trois pommes qui ne savent pas qu’une carotte qui sort de terre n’a pas besoin d’être lavée! Le changement commence par là.
Au fond du jardin
Le secret d’un potager réussi. – «La patience: il faut savoir regarder, attendre et choisir le bon moment.»
La première plante qui vous a touché. – «Le serpolet (le thym des montagnes).»
Une bonne astuce pour faire manger des légumes aux enfants. – «Commencer très tôt.»
Une manière de sublimer la carotte. – «La manger crue, fraîchement sortie de terre.»
L’herbe aromatique qu’on devrait tous avoir en pot. – «Le persil.»
Si vous pouviez créer un nouveau potager ailleurs dans le monde. – «Sur le versant d’en face.»
Un film qui donne envie de cultiver la terre. – «La soupe aux choux.»
Quelle musique écouteriez-vous en jardinant?. – «Le son des cloches des vaches.»
Le sacre de la myrrhe odorante
Le menu «La grande fête dans les étoiles» commence par un foie gras associé à la myrrhe odorante. La fameuse plante est un cerfeuil musqué qui apporte un côté anisé prononcé. Marc Veyrat travaille surtout la tige de cette plante des champs par excellence, mais également les jeunes pousses au printemps et les graines à la période de floraison.
Cueilli par le botaniste du chef, Christopher Aguettand, le graal est directement apporté en cuisine. «Il y a tout un travail derrière», confirme-t-il. Il faut l’éplucher, la ciseler et préparer la sauce. Nous la travaillons énormément sous forme d’infusion, dans un bouillon de légumes fait maison, liée avec du manioc naturel. La myrrhe odorante associée avec des fines lamelles de terrine de foie gras mi-cuit: l’instant est d’une irrésistible gourmandise alpine.
Les dix commandements du chef
1. Utiliser un panier en osier pour le marché.
2. Rendre visite aux petits producteurs.
3. Limiter les protéines animales (bourrées d’antibiotiques).
4. Consommer 5 fruits et légumes bios, de terroir et de saison par jour.
5. Acheter le meilleur arrivage du jour à prix respectable.
6. Prendre un peu de temps pour cuisiner avec les enfants.
7. Eviter le gaspillage et utiliser les restes.
8. Dénicher des produits oubliés (pâtes, pois chiches, lentilles, quinoa, pois cassés, baies).
9. Privilégier les vrais et bons restaurateurs.
10. Contribuer à mettre l’alimentation au cœur des programmes scolaires.
Pour s’y rendre
La Maison des Bois, col de la Croix Fry, 74 230 Manigod (F), tél. 00334 50 60 00 00.