Tour à tour désigné comme l'exemple de la malbouffe ou le cheval de Troie culinaire de l’islamisation de l’Europe, le kebab est devenu une institution des estomacs et des villes. En cinq volets, exploration des facettes d'un repas pas si simple.

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Le nom de son blog a valeur de programme militant. «La gourmandise, c’est mon combat», affirme-t-il. Depuis 2013, Guérilla gourmande offre des pistes aux gastronomes sans prétention, et sans préjugés: au civil actif dans l’informatique, Lukas Menal y parle de restaurants établis comme de bouis-bouis à l'emporter. C’est la particularité de ses billets, peu nombreux mais toujours savoureux: on passe du restaurant Des Trois Tours à Fribourg, 18 points au Gault&Millau, à un traiteur de nouilles ramen à Lausanne. Même s’il n’a pas épuisé le filon kebab, il est le mieux placé pour le situer dans le contexte de la nourriture rapide. Et il ne ménage pas ses critiques.

Le Temps: Le kebab représente-t-il la pire des malbouffes?

Lukas Menal: Il figure parmi les pires. On prend moins de risques à entrer dans un McDonald’s que dans un kebab que l’on ne connaît pas.

Risques, au sens de l’hygiène ou du goût?

Les deux. Le kebab a ceci de particulier qu’il n’est pas du tout standardisé. On ne sait pas quelle viande on va manger, d’où elle vient, comment elle a été traitée… Les restaurants de kebabs sont le fait de tout petits entrepreneurs, qui sont plus ou moins obligés de faire des sacrifices sur la qualité du produit. Si vous regardez les broches, elles sont produites par des usines lointaines, elles arrivent congelées, à différents degrés de qualité.

Le fait que ce soit industrialisé pourrait au contraire signifier que c’est contrôlé…

Et il est vrai qu’on prend aussi des risques avec un steak au PMU du coin… Mais je reste très critique face à cette viande reconstituée, pour moi, c’est une raison de fuir. Même si vous allez dans un McDo, c’est encore de la viande hachée. Et dans cette viande, à part du sel et du poivre, il n’y a pas grand-chose de plus. Dans les kebabs, la viande devient une pâte, presque une mousse. Bien sûr, on ne doit pas mettre tout le monde dans le même panier. Sur les 40 ou 50 kebabs de Lausanne, il y en a aussi des bons. J’y mange quand même souvent.

Vous en parlez peu dans vos billets.

Parce que c’est souvent peu intéressant, il n’y a pas d’évolution. Ce domaine n’a pas été pris par la vague des burgers ou des pizzas, qui s’élèvent en premium, qui deviennent des objets d’expérimentations. Le kebab reste sur son marché premier prix, à 9-10 francs. Presque personne n’essaie de faire quelque chose de moderne. A Paris, certains développent du kebab de luxe, on en parle sur les réseaux, Le Figaro l’évoque, mais cela reste une exception. En plus, je constate que les modes viennent des Etats-Unis; or, le kebab est presque inexistant dans ce pays, il ne s’y développe donc aucune tendance. Ici, peut-être que les tacos vont remplacer le kebab, ou renouveler le genre.

A Lausanne en tout cas, les tacos se répandent à une vitesse effarante. Mais là, ne touche-t-on pas le fond de la restauration rapide?

J’en ai goûté un, et j’ai apprécié le contraste avec le kebab, où on coupe la viande, on la met dans un bac et on vous la sert ainsi. Dans le cas des tacos, ils utilisaient des planches à snacker, comme des planchas, sur lesquelles ils grillaient la viande. Ça change le goût. Le problème est qu’après, ils mettent des sauces en masse. La pratique vient de France, elle a été développée par les boucheries halal qui font vite griller de la viande, avant d’ajouter frites et sauces.

Vous dites que vous appréciez, mais votre description n’est pas très ragoûtante!

C’est un Frankenstein gastronomique. Ça vise les 14-20 ans, une génération élevée à la sauce samouraï. D’ailleurs, mes lecteurs n’aiment pas tellement que je parle des tacos… Les bobos lausannois vont chez Holy Cow ou Inglewood, ils sont clients des food trucks, qui sont souvent chers. Les tacos, eux, occupent un autre marché, ils visent un autre public. C’est pas cher, un argument qui entre en ligne de compte.

En définitive, vous êtes pessimiste pour le kebab?

Oui. La concurrence est rude. Je me demande si nous aurons autant de kebabs dans dix ans. Si ce n’est pas une vogue des années 1990 appelée à disparaître, ou en tout cas à ralentir. Le secteur est un peu moribond. Il a innové en lançant les boxes, avec viande et frites, mais depuis, plus rien. Cela dit, les traiteurs ne ferment pas. Alors que les restaurants à burgers pullulent, ceux à kebabs résistent. Il faut croire qu’ils peuvent tourner à peu de frais. Et ils ont une simplicité qui reste leur particularité: si maintenant, je sors du travail, que je n’ai pas envie d’une salade, qui m’offre quelque chose de chaud pour 10 francs? Hormis quelques chinois proposant des plats à emporter à bas prix, les kebabs restent les seuls sur ce segment. Avec, depuis peu, les tacos. Et heureusement, il est vrai qu’il existe de vraies bonnes adresses de kebabs, où l’on se fait plaisir.