Boire et manger
Le propriétaire du domaine de la Comtesse Eldegarde, à Satigny, fait partie des icônes de la viticulture suisse, avec ses cuvées quasiment introuvables. Soucieux de rester en retrait, il insiste sur son engagement au sein de la Cave de Genève. Rencontre

Ce n’est ni de la timidité, ni de l’arrogance. Si Nicolas Bonnet évite autant que possible les sollicitations médiatiques, c’est simplement parce qu’il n’aime pas ça. Et qu’il peut se le permettre: il n’en a pas besoin pour se faire connaître ni pour vendre ses vins. «Millésime après millésime, mes clients sont les mêmes, il n’y a pas de tournus, souligne le propriétaire du domaine de la comtesse Eldegarde, à Satigny. Je les connais tous, je dois tutoyer 98% d’entre eux. Ils font mon marketing et me défendent. Du coup, je n’ai pas besoin de communiquer. Et vous l’avez compris, cela m’arrange bien.»
Pour Le Temps, le vigneron genevois a fait une entorse à sa discrétion proverbiale, mais il a fallu négocier, les yeux dans les yeux. Il a insisté pour que l’article évoque son engagement pour la Cave de Genève, dont il a activement participé au renouveau en plein milieu des années 1990. Aujourd’hui administrateur de la société, il lui livre toujours 80% de la vendange issue de ses 15 hectares de vigne. «Je suis très attaché à l’effort et à l’engagement collectif, précise-t-il. En défendant la Cave de Genève, je participe à la défense de vins de qualité, en rupture avec la piquette produite en masse il y a quarante ans.»
Du vin en or
Installé au soleil dans la cour de la vénérable bâtisse familiale où se sont succédé huit générations de vignerons, Nicolas Bonnet évoque avec enthousiasme les résultats de la Cave de Genève lors du récent concours des merlots du monde organisé pas l’association Vinea. «La Cave a remporté une des quatre médailles Grand or qui ont été attribuées sur les 430 vins en compétition ainsi que le Prix du meilleur merlot de Suisse avec le merlot Clémence 2016. La preuve que ce cépage trouve une terre de prédilection à Genève et que mes bientôt quatre décennies d’engagement avec mes collègues viticulteurs pour la qualité des vins de la Cave de Genève portent leurs fruits.»
L’ancien élève de l’école d’ingénieurs de Changins est plus retenu quand il évoque la comtesse Eldegarde, un peu comme s’il s’agissait de sa vie privée. Avec 4 hectares, de 22 000 à 26 000 bouteilles produites selon le millésime, le domaine s’est imposé comme une référence incontournable de la viticulture genevoise et suisse. Avec une cote d’amour multipliée par la rareté des vins et un rapport qualité-prix exceptionnel – entre 12 et 21 francs la bouteille. «C’est exactement le même raisin que celui que je livre à la Cave de Genève, précise-t-il. En vinification, je fais les choses comme je les sens, avec une liberté totale. C’est ce que j’aime faire… Mais je parle, je parle. Venez, je vais vous montrer la cave et puis on va goûter les vins en cours d’élevage. Vous êtes venus pour ça, non?»
Cépage qui swingue
Chez Nicolas Bonnet, on déguste en musique. Les cuves de ce grand amoureux de jazz sont baptisées du nom de musiciens célèbres comme Miles Davis ou Herbie Hancock. Quand il travaille dans son espace conçu de manière ultra-ergonomique, avec son chai à barriques installé dans un tunnel de brique ocre, il enclenche sa chaîne stéréo et accompagne ses travaux œnologiques de notes qui swinguent. «Je suis pianiste amateur avec un niveau peu élevé, précise-t-il quand on l’interroge sur son cursus musical. Je n’ai malheureusement pas assez de temps pour jouer. Comme en œnologie, je suis un besogneux. Je n’ai aucun talent, mais je me pose des questions.»
C’est la faculté de se questionner sans cesse qui a permis au Genevois de se réaliser dans une viticulture qui ne s’est pas imposée immédiatement à lui. Comme son père Charles, ancien archéologue cantonal devenu célèbre pour avoir exhumé les pharaons noirs sur le site de Kerma, au Nord-Soudan, il a failli emprunter un chemin de traverse. «J’ai fait l’école de mécanique avant de venir au vin. C’est lors de mes études à Changins que j’ai vraiment contracté le virus au contact du vigneron valaisan Didier Joris, qui enseignait l’œnologie. Il m’a beaucoup appris.»
Grand potentiel
Après avoir repris le domaine familial, en 1983, Nicolas Bonnet a participé activement à la création de la première AOC de Suisse, en 1988. «Genève était pionnière, souligne-t-il avec fierté. C’était avant l’arrêté fédéral de 1992. Cela a été décisif pour limiter les rendements et privilégier la qualité. Dans la foulée, j’ai arraché des vignes de gamay et de chasselas pour diversifier l’encépagement. Aujourd’hui, cela commence à être des vieilles vignes. Combiné au réchauffement climatique, je gagne en qualité chaque année.»
Pour le vigneron, le terroir genevois, longtemps méprisé, possède un grand potentiel. «Démontrer qu’on peut faire de bons vins à Genève a été le moteur de ma carrière», précise-t-il en ouvrant une bouteille (délicieuse) de cabernet franc 2012, le vin emblématique du domaine. Avant de conclure en mélangeant gouaille et réserve calviniste: «Il y a vingt-cinq ans, je voulais partir en Valais. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: quand toutes les conditions sont réunies, il arrive qu’on produise de grands vins.»