Talents expatriés (4/5)
Touche à tout, le Lausannois Nicolas Elalouf a réinventé un monument de la gastronomie chinoise, en le mariant à des ingrédients occidentaux comme la truffe, le foie gras ou la ratatouille. Rencontre dans son restaurant à Hongkong

Le plus dur, ça a été le pain au chocolat. «Nous avons tout essayé: parfois la brioche était trop cuite, parfois pas assez, ou alors le résultat n’était pas beau à voir», raconte Nicolas Elalouf, assis sur l’un des canapés design qui orne l’entrée du Man Mo Café, l’établissement qu’il a ouvert il y a trois ans au cœur de Hongkong. Il s’agit du premier restaurant au monde à servir des dim sum à base d’ingrédients occidentaux.
La percée est venue deux mois plus tard. Il fallait utiliser de la pâte de jian dui, une boule de riz gluant recouverte de graines de sésame. «Et remplacer le chocolat suisse par du Nutella», glisse le Lausannois de 37 ans qui a grandi à Pully et fréquenté l’Ecole hôtelière. Au sortir des études, il s’associe à son cousin, qui vient de monter une entreprise de chef à domicile. Mais il rêve d’étranger, se sent à l’étroit dans «le cocon un peu trop confortable» de la Suisse. Un camarade de classe lui parle alors d’un emploi à Hongkong. Il se jette à l’eau, débarque dans la cité portuaire en février 2008. «J’ai tout de suite été happé par l’énergie de cette ville, l’immensité des bâtiments, les vagues de monde dans la rue et dans le métro», dit-il.
Snack de rue
Responsable des ventes auprès d’un importateur de produits fins, il côtoie tous les grands chefs de la ville. Mais il a la bougeotte. Durant les quatre années suivantes, il gère une brasserie occidentale, s’occupe du Mint, une boîte de nuit, et dirige un lounge privé pour la marque d’électroménager allemande Miele. En parallèle, il lance une marque de polos appelée What the Fox, avec deux amis.
Début 2013, une idée commence à germer dans son esprit. Il veut devenir son propre chef et faire du neuf avec de l’ancien. La révélation a lieu en goûtant un dim sum à la truffe chez Din Tai Fung, une institution hongkongaise. «Je me suis dit: si les gens aiment cet ingrédient occidental, ils auront envie de goûter d’autres mélanges inattendus.»
Il prend un cours de cuisine et apprend à fabriquer la délicate pâte de riz translucide utilisée pour façonner ces petits paquets cuits à la vapeur ou au four. Inventés par les vendeurs de thé le long de la route de la soie et considérés aujourd’hui comme une spécialité cantonaise, les dim sum sont normalement fourrés de crevettes ou de porc. Mais Nicolas Elalouf a une autre idée en tête.
Il déniche une échoppe sur Cat Street, une ruelle remplie d’antiquaires, et engage deux chefs. «L’un avait travaillé pour Din Tai Fung mais n’avait jamais cuisiné de plats occidentaux et l’autre était un ancien de chez Joël Robuchon qui n’avait jamais fait de dim sum», se souvient-il. Les trois hommes s’enferment dans la cuisine et se mettent à expérimenter différentes combinaisons d’ingrédients.
Inspiré par la Suisse
Le premier dim sum qui sort de ce laboratoire est à la tomate et à la mozzarella. S’ensuit un ravioli à la ratatouille, un xiao long bao au foie gras et la fameuse boule au Nutella. Puis un losange noir rempli de confit de canard et de sauce hoisin et un autre à la truffe et au brie. Certaines recettes sont inspirées par la Suisse, comme ce dim sum orange vif au poulet qu’on trempe dans une sauce à la crème moutardée. «C’est le plat que je faisais pour mes amis durant mes études», relève Nicolas Elalouf.
Pour étoffer son assortiment, Nicolas Elalouf se tourne vers Vincent Thierry, un chef étoilé qui œuvre au Four Seasons de Hongkong. «Il m’a proposé de faire un dim sum au burger.» Le burger bun, accompagné d’une petite pipette de sauce rose, figure aujourd’hui au menu du Man Mo Café, qui a ouvert ses portes en janvier 2014.
La cuisine est l’un des derniers espaces où l’on peut expérimenter avec tout, où on peut mélanger les genres sans se heurter à des barrières
Malgré la nature éclectique de sa carte, Nicolas Elalouf rejette avec force le terme de cuisine fusion. «Pour moi, cela évoque une pizza sur laquelle on a posé deux morceaux d’ananas», lâche-t-il. Il refuse aussi de se laisser enfermer dans une logique occidentale. «Si mon chef me propose de faire un dim sum au curry thaï, je suis partant.» Marocain par son père, il rêve d’en créer un au couscous. «Nous avons fait quelques essais avec de la merguez mais ce n’était pas très concluant.»
Déjà copié
C’est cette liberté qui le fait vivre. «La cuisine est l’un des derniers espaces où l’on peut expérimenter avec tout, où on peut mélanger les genres sans se heurter à des barrières», juge-t-il. Cela n’a pas empêché certains de s’étonner qu’un Occidental – un gweilo comme on dit à Hongkong – ait osé détourner ce met sacro-saint qui fait partie de l’héritage culinaire du sud de la Chine. Pour contrer les critiques, Nicolas Elalouf s’est plongé dans l’histoire de ce plat «pour être incollable sur le sujet».
Aujourd’hui, le Man Mo Café a trouvé sa place sur la scène gastronomique de Hongkong. Il commence même à susciter les copies. «J’ai été l’un des premiers à mettre de la couleur dans la pâte de mes dim sum et maintenant tout le monde le fait.»
Mais qu’importe, ce passionné de théâtre songe déjà à la suite. «J’aimerais exporter mon concept en Europe», dit-il. Il songe à Londres. «Il y a un pont naturel entre ces deux villes, en raison de leurs liens historiques, et les Anglais ont déjà l’habitude de se rendre à China Town pour manger des dim sum.» Après neuf ans en Asie, l’envie de bouger recommence à le titiller.
Profil
1980: Naissance à Lausanne
2006: Décroche son diplôme de l’Ecole hôtelière de Lausanne
2008: Arrive à Hongkong
2014: Ouvre le Man Mo Café à Hongkong