Au Noma 2.0, l'ode aux fruits de mer du légendaire chef René Redzepi
Boire et manger
Comment est-il, le nouveau resto de René Redzepi? Aussi extravagant qu’un gâteau de plancton. Aussi aventureux que les entrailles frites d’une holothurie. Bref, résolument marin et plus allumé que jamais… Voyage au Noma's land

Dix minutes que le taxi tourne en rond, que notre chauffeur, vaillamment, ne s’avoue pas vaincu. Nous voici livrés aux brumes de Copenhague, pour une étrange chasse au trésor…
Un des lieux les plus attendus de la Foodosphère vient d’ouvrir, en février dernier, aux portes de Christiania, la «ville libre» hippie des seventies. Le Noma 2.0 de René Redzepi. Il nous aura fallu une bonne dose de patience et autant de prières pour obtenir une table, mais là, notre jour de chance semble bien arrivé…
Noma ou l’acronyme danois de Nordisk Mad, vous vous souvenez? A l’orée des années 2000, la cuisine nordique se résume au pâté de foie et au smorrebrod – à peu de chose près. On découvre alors un jeune homme de 25 ans, mi-hipster, mi-pêcheur barbu de la Baltique, promis à devenir un des chefs les plus influents de la planète…
Besoin de se réinventer
Sa vision de la nouvelle cuisine nordique, sa croisade pour en définir l’identité et les contours, les codes? La cueillette sauvage, les techniques de fermentation, la mer, la terre, le ciel et la glace, un réseau dense de pêcheurs et de producteurs inouïs qu’il tisse jusqu’aux îles Féroé, en Islande et au Groenland. En quelques années, René Redzepi fait de Copenhague une destination gastronomique, d’abord réservée aux curieux et aux audacieux, avant de connaître l’envolée que l’on sait, la consécration de la critique, des guides, du grand public, le succès planétaire…
Fin 2016, quatorze ans plus tard, le Noma ferme ses portes à Strandgade, Redzepi et son équipe font leur dernier service en décembre, après avoir obtenu tout ce que la planète Food compte de distinctions. Refus de la routine. Besoin de se réinventer.
Entre-temps, ils ne disparaissent pas complètement des écrans radar, imaginant ici ou là un pop-up à Mexico, Tokyo ou Knippelsbro… Le propos étant que pour rester pertinent, à la proue des avant-gardes culinaires, il fallait reprendre la mer, s’évanouir au large pour mieux réapparaître.
C’est le pari du Noma 2.0. Inviter à un voyage entièrement neuf. Qu’allait-il ressortir de ce coup de sac magistral? La réponse se trouve à deux kilomètres à vol d’oiseau du premier Noma, de l’autre côté des ponts de Christianshavn. Un autre univers, où le temps et l’espace n’ont plus les mêmes couleurs. Où le choix de Christiania n’est pas un hasard pour un propos aussi neuf et décalé que nous l’annonce Redzepi.
Poulpes au plafond
Et là, au détour d’un virage, voilà que deux silhouettes nous font de grands signes, pour nous escorter jusqu’à l’entrée du restaurant.
Un décor entièrement habillé de chêne clair et de poutres massives, la lumière du jour, encore un peu blafarde, qui s’immisce de partout, une cuisine tout en transparences. Le site abritait à l’origine un entrepôt à munitions de la Seconde Guerre mondiale: un groupe de huit bâtiments a été réuni et réinventé par le «starchitecte» danois Bjarke Ingels afin d’évoquer une ferme danoise traditionnelle… Car à terme, ce printemps déjà, une ferme urbaine s’ajoutera au resto – 6000 mètres carrés de terrain – aux serres, aux labos de cuisine expérimentale et autres annexes, un potager poussera demain sur le toit.
Au plafond, du varech, des poulpes et des seiches accrochés à la manière d’extravagants abat-jour marins, des brassées d’algues suspendues aux travées pour achever de poser le décor. Le menu sera entièrement dédié aux profondeurs marines, une plongée dans l’océan en seize plats.
La première surprise – servie par le chef himself – nous arrive en coquille: un consommé d’escargot de mer, nacre ourlée de sureau fermenté, fleurs blanches et boutons miniatures, posée sur un lit de sable. Tonique, iodé, concentré, parfait pour affûter ses papilles avant le menu halluciné qui commence à défiler.
Voici de minuscules coques insolentes de fraîcheur, assorties de leurs répliques soufflées, des notes de cassis, des notes toastées – un plat hirsute et beau comme une plage de galets. Des moules incroyables, géantes et farcies de leur propre chair, soulignées d’huile d’algues et de beurre de varech fumé. Puis un plat d’une délicatesse inouïe, associant de minuscules crevettes norvégiennes à la chair diaphane, bouleversantes de fraîcheur, à l’acidulé de fruits séchés: fraises blanches, tomates cerises et mini-girolles, au croustillant d’une chips iodée. Une harmonie surprenante et parfaite entre la douceur, l’acide, les embruns, la sensation d’umami qui vient tapisser tout le palais.
Menu trompe-l’œil
Puis une étoile de mer plus vraie que nature, éclatante de tons rouges et orangés, dessinée avec de simples œufs de truite sauvage, rehaussés de fragments croustillants de prune sèche fermentée. Mais aussi une pseudo-méduse, autre illusion parfaite à base de bouillon de calamar et gelée d’œufs de lump, enchevêtrements d’algues.
Une envolée vertigineuse, avec des sommets absolus et des moments déroutants, déconcertants. Des dominantes acidulées, une ode à la fermentation, aux baies arctiques, au sureau, aux algues, au cassis, aux conifères, au wasabi islandais. Le séché, le déshydraté, le mariné, le boucané, le cru et le vivant parfois, souvent et sous toutes leurs formes, tel ce concombre marin qui nous arrivera tout à l’heure palpitant sur son lit de glace, obscène avec ses airs de phallus verdâtre, prétexte à annoncer ses entrailles, séchées et frites, servies à la manière de chicharrones de peau de cochon frite…
De vrais-faux semblants. Une méduse, une étoile de mer, la fameuse holothurie obèse, mais aussi un oursin aux graines de courges fermentées et à la pâte de rose. De mini saint-jacques concentrées, beurre et bouillon végétal. De très très vieilles palourdes d’acajou, dignes steaks des océans et des huîtres sauvages, géantes elles aussi, soulignées de feuilles et de fleurs de wasabi.
Glace au varech
On cale? Voici une tête géante de cabillaud, rôtie, caramélisée ou presque, à manger avec les doigts à la manière d’un barbecue, en plongeant les morceaux dans trois raviers aux sauces différentes: mélange d’épices, raifort ou macération de fourmi au fort parfum de citronnelle… De quoi casser le rythme et redonner envie de poursuivre. (Des fourmis, vraiment? On avait déjà fait connaissance avec leurs étonnantes déclinaisons au premier Noma. Bientôt, on les élèvera à côté, dans leur futur terrarium).
Poursuivre avec les desserts, oui mais des desserts marins, là encore. A peine moins étonnants. Tout aussi virtuoses que les précédentes créations. Revoici des moules, autre réplique parfaite des précédents mollusques: la coquille est faite de peau de poire fermentée, moulée en sosie de l’original, renfermant une crème glacée au varech. Mais encore? Vous préférerez peut-être, si vous êtes un indécrottable classique, cette gelée orangée de mûres arctiques, propolis et rose, glace de yaourt, sorbet de la même baie en forme de bulot, bourgeons de conifères confits et croustillants… Et enfin, un des plats les plus étonnants, une prouesse, un gâteau de plancton juste renversant, poudré de cassis et bois de cassis, avec la consistance d’un cheese cake au matcha.
Suivre les saisons
Réinventer les saisons, disait-on. Le Noma 2.0 n’en connaît désormais plus que trois. L’idée étant de se rapprocher au plus près des rythmes naturels: durant les mois glacés où rien ne pousse dans le Nord, les océans dictent leur loi. La saison des produits de la mer court ainsi de février à mai, à l’heure où ils sont le plus extraordinaires. Après quoi viendra un temps uniquement végétal, des premiers frémissements de l’été scandinave aux débuts de l’automne: le règne du potager urbain, des champs et des cueillettes sauvages, idéal pour les végétariens et les véganes. Enfin, des prémices de l’automne à janvier, le menu sera entièrement dédié à la forêt et au gibier, un hommage aux animaux et aux champignons, aux baies innombrables et aux cueillettes automnales.
Le menu que nous venons de déguster, assorti de vins naturels ou de jus non moins étranges, témoigne ainsi d’une inspiration entièrement renouvelée, un tour de force, une réponse cinglante aux sceptiques. Il est un voyage en soi, une aventure en Noma’s Land.