Cet article est initialement paru en 2016.

Converse, jeans délavés, sweat-shirt et boucles blondes. Sous ses airs décontractés, Rolf Hiltl, 51 ans, héritier du restaurant du même nom, n’a rien d’un missionnaire en sandales et chaussettes investi de la mission de convertir la Suisse romande au végétarisme. Lui-même mange de la viande et se définit comme un «flexitarien».

Le Zurichois au français presque parfait trouve «joli» que, pendant bientôt 120 ans, son restaurant ait pu tourner sans que pour cela un seul animal n’ait dû mourir. «Si nous avions servi de la viande pendant tout ce temps, imaginez la pile de cadavres que cela représenterait aujourd’hui, elle serait bien plus grande que cette maison». L’histoire de sa famille reflète aussi celle du végétarisme en Suisse, passé du statut de sacerdoce à phénomène de mode, avant d’entrer dans la normalité.

Susciter le débat? Une bonne chose

Celle des Zurichois, du moins. Dans la ville qui a vu naître le Hiltl en 1898 – le premier qui soit exclusivement végétarien – rares sont les établissements aujourd’hui qui n’affichent aucun plat sans viande au menu. On est loin des cris d’orfraie suscités par l’annonce de l’arrivée d’un restaurant du Tibits, petite sœur du Hiltl dont il détient 50% des parts, à Lausanne. Rolf Hiltl sourit: «C’est une bonne chose que nous suscitions de tels débats, ça veut dire que nous touchons une corde sensible.»

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Il a vécu trois ans à Lausanne

Il ne s’étonne pas. Lui qui a vécu trois ans à Lausanne où il a étudié à l’Ecole hôtelière, il connaît la sensibilité des Romands, celle des Vaudois surtout: «Ils peuvent se montrer très conservateurs.» Rolf Hiltl regrette l’existence du Röstigraben, qui n’a d’ailleurs jamais si bien porté son nom. Mais il reste convaincu que Tibits séduira les foules à l’ouest du pays aussi.

Sans doute l’assurance d’un manager qui collectionne les poules aux œufs d’or. Hiltl SA, c’est six restaurants, une école de cuisine, une épicerie avec boucherie sans viande et une boîte de nuit, qui attirent au total entre 3000 et 5000 clients par jour. Il ne donne pas d’autres chiffres, «c’est une entreprise familiale». Un nouveau et septième restaurant ouvrira en automne 2017 au cœur de Zurich, le long de la très animée Langstrasse, avec, comme dans la maison mère, un club au sous-sol. Rolf Hiltl s’est associé aux trois frères Frei en 2000 pour lancer l’autre chaîne de buffet végétariens Tibits, qui comptent aujourd’hui neuf établissements et emploie 400 personnes.

Patron de boîte de nuit aussi

Le restaurateur s’est transformé en patron de boîte de nuit pour une raison stratégique: départir son établissement de l’image de repaire de «mangeur de graines» qui lui collait à la peau. Lui donner l’aura de la fête, de la démesure, de la nuit, de l’hédonisme. «Nos DJ passent du hip-hop et du RnB, ils ont les bras tatoués et ne mangent pas de viande, comme beaucoup d’autres jeunes de leur génération. Et après tout, la vodka, c’est végétarien», dit-il. Les nuits de fin de semaine, des files de fêtards se pressent aux portes du Hiltl club.

Le patron préfère passer une soirée en famille à cuisiner ou un week-end à Zermatt, plutôt que de s’encanailler dans les sous-sols de son restaurant, même s’il ne manque pas d’y passer de temps en temps. Il est du genre manager au softpower, fier d’employer 250 personnes de 60 nations et d’utiliser autant que possible des ingrédients produits en Suisse ou en Europe. Et très actif sur les réseaux sociaux. Chaque tweet portant le hashtag Hiltl, souvent accompagné d’une photo, est projeté sur l’un des murs du restaurant en temps réel.

Un grand-père allemand

Avant son passage en terres romandes, Rolf Hiltl a réalisé un apprentissage de cuisinier à Zurich dans le Grand Hôtel Dolder, où il a été formé aux classiques de la gastronomie française. Il revendique aujourd’hui ses variations végétariennes: tartare, émincé ou suprême végétarien remplacés par du seitan ou du tofu, ces ersatz qui font hurler les carnivores. «En tant que cuisinier, je le sais: ce qui fait le goût d’un plat, c’est d’abord la manière de l’apprêter, la sauce, les épices, les herbes. Nos clients veulent aussi de la tradition, nous la leur donnons.»

Son arrière-grand-père, Ambrosius, un allemand émigré à Zurich, avait décidé de reprendre ce qui allait devenir un temple du végétarisme pour des raisons de santé: il avait la goutte et son médecin lui prédisait les pires malheurs s’il n’arrêtait pas très vite de manger de la viande. Au départ, l’austère Hiltl s’appelait la «Maison des végétariens et café de l’abstinence».

Il introduit le vin et la bière et grand-mère le boude

Les premières années, on raconte que les clients taxés de «mangeurs d’herbe» entraient par la porte arrière en cachette. Les préjugés ont la dent dure et l’une des obsessions de Rolf Hiltl sera de les démolir. Lorsqu’il reprend la barre du bateau des mains de son père Heinz, en 1998, il fait entrer le vin et la bière dans le temple végétarien. Sacrilège! «Ma grand-mère et moi, on s’entendait très bien. Mais elle ne m’a pas parlé pendant trois semaines», se souvient l’héritier.

Il n’a pas fallu convaincre que l’aïeule. Le gouvernement de la ville, qui décidait des patentes délivrées aux restaurants pour l’alcool, a d’abord refusé, au motif qu’un restaurant végétarien n’a pas besoin d’alcool. Au début, il n’inscrira pas le vin au menu, mais servira discrètement les tables à la demande des clients. «L’idée que la nourriture végétarienne s’associe au plaisir a mis du temps à s’installer dans les esprits. Mais, à Zurich, on est passé à autre chose. La prochaine révolution est végane.»


Profil

1898 Création de l’ancêtre du Hiltl, le Vegetaria AG.

1903 Ambrosius Hiltl reprend le restaurant en difficulté financière pour en faire la success story que l’on sait.

1965 Un 25 avril, naissance de Rolf, l’actuel patron.

1998 Le 1er janvier, Rolf succède à Heinz Hiltl.

2000 Les frères Frei s’associent à Hiltl pour ouvrir le premier restaurant Tibits by Hiltl.

2016 Le Guiness World record inscrit le Hiltl comme «premier restaurant entièrement végétarien au monde».