Du 2 au 6 juillet, «Le Temps» part à la rencontre de Suisses(ses) qui s'illustrent par une créativité débridée à l'étranger.

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Ce jour-là, il a attendu son client durant près de deux heures. Cela faisait six mois qu’il travaillait sur l’acquisition de ce terrain, et l’acte de vente devait enfin être signé. Mais le propriétaire n’est jamais venu. Il avait changé d’avis et ne voulait plus vendre. «Cela m’a mis hors de moi, se souvient Songtsen Gyalzur. Je me suis rendu compte que je perdais mon temps. J’avais 32 ans et la vie était en train de me filer entre les doigts.»

Cet homme aux traits fins, qui affectionne les costumes trois pièces lui donnant un air de dandy, a grandi à Rapperswil-Jona, sur les bords du lac de Zurich. Ses parents d’origine tibétaine avaient émigré en Suisse dans les années 1960. Son père était venu y enseigner la culture de son pays, après un passage en Inde. Sa mère, qui avait fui la Chine durant la Révolution culturelle, avait été recueillie par un village Pestalozzi.

Agé aujourd’hui de 44 ans, Songtsen Gyalzur a entamé sa carrière dans l’immobilier. «Au sortir des études, j’ai fondé une régie appelée Generalista, dit-il. Elle est désormais dirigée par mon frère et mon meilleur ami.» A la suite de sa prise de conscience, en cet après-midi de 2006, il a en effet décidé de faire ses valises et de quitter la Suisse. «Durant un peu plus d’une année, j’ai voyagé à travers le monde», relate-t-il. Lors d’une escale en Chine, il rend visite à ses parents retournés vivre au pays pour y diriger deux orphelinats. Il se rend compte que sa mue est incomplète. «Ma mère m’a accusé d’être un hédoniste et de ne penser qu’à moi», glisse-t-il.

Utopie bouddhiste

Il décide alors de rester à Shangri-La, une petite cité située sur les contreforts de l’Himalaya, dans la province du Yunnan, pour lui donner un coup de main. Ce bourg pauvre niché au milieu des montagnes est devenu un hub touristique grâce à une habile campagne de marketing. En 2001, il a changé de nom pour adopter celui de la cité mythique décrite dans le roman Horizon perdu, de James Hilton, paru en 1933, qui décrit une utopie bouddhiste.

Mon rêve serait de produire du chocolat de qualité à Shangri-La, avoue-t-il. Le Yunnan a tous les ingrédients qu’il faut: du cacao, de l’eau pure et du bon lait

Songtsen Gyalzur

Il crée un restaurant appelé Soyala, qui sert des mets tibétains et des plats fusion, et y engage les jeunes qui peinent à trouver un emploi au sortir de l’orphelinat de sa mère. «J’ai mis sur pied un système d’apprentissage, inspiré de celui de la Suisse», détaille Songtsen Gyalzur. Il ne connaît rien à l’industrie de la restauration mais très vite, il se prend au jeu. «Comme je n’arrivais pas à trouver de la bière avec du goût pour mon restaurant, j’ai décidé de brasser la mienne, à la maison», raconte-t-il.

Lorsqu’un incendie ravage les constructions en bois de la vieille ville de Shangri-La en 2014, détruisant Soyala, il choisit de recentrer ses forces sur la création d’un houblon de qualité. Il engage Freddy Stauffer, un expert de la bière à la retraite qui a autrefois œuvré pour la Brasserie Valaisanne, et fait importer des machines depuis Shenzhen, le hub industriel du sud de la Chine. La brasserie artisanale Shangri-La est inaugurée en juin 2015.

«Nous produisons sept sortes de bière aujourd’hui, qui vont de la lager à la Doppelbock», une bière très foncée, explique-t-il. La brasserie génère 100 000 hectolitres de bière par an. L’orge et l’eau proviennent des plateaux tibétains, conférant à ces breuvages leur goût distinctif. Certains sont parfumés avec du pin de l’Himalaya ou du tschang, une levure locale. La Black Yak, une bière presque noire, a remporté une médaille d’argent lors de l’European Beer Star de 2016, les Oscars de la bière.

Partenariat avec les Grisons

Songtsen Gyalzur n’a pas oublié la promesse faite à sa mère. «Près de 80% des employés de la brasserie sont d’anciens orphelins», précise-t-il. Les produits Shangri-La sont écoulés dans toutes les grandes villes de Chine. «Les bières artisanales sont très à la mode auprès de la jeunesse urbaine chinoise», note-t-il. Un contrat conclu récemment avec Carlsberg a permis de les introduire en Suisse. Les bières Shangri-La y sont désormais vendues dans 150 lieux. Le Tibétain d’origine suisse songe déjà à la suite. «Mon rêve serait de produire du chocolat de qualité à Shangri-La, avoue-t-il. Le Yunnan a tous les ingrédients qu’il faut: du cacao, de l’eau pure et du bon lait.»

Sa ville d’adoption, située à 3200 mètres d’altitude, lui rappelle d’ailleurs énormément la Suisse. «Les paysages sont très similaires, sourit-il. Même les mentalités sont semblables: les montagnards tibétains sont bornés et n’aiment pas trop le changement.» En 2012, il a présidé à la signature d’un accord de partenariat touristique et économique entre Shangri-La et le village d’Arosa, dans les Grisons.

L’entrepreneur, dont l’anglais impeccable laisse par moments pointer un soupçon d’accent alémanique, retourne à Zurich tous les trois mois. «J’ai conservé le rôle de président du conseil d’administration de ma société immobilière», dit-il. Mais la Chine est devenue son port d’attache. «J’ai épousé une fille du coin et nous avons deux enfants», livre-t-il. Il marque une pause. «La vie est plus simple ici qu’en Suisse, et cela me convient très bien.»


Profil

2000 Fonde la société immobilière Generalista en Suisse.

2006 Tour du monde.

2009 Mariage à Shangri-La, dans le Yunnan.

2010 Naissance de son fils.

2013 Naissance de sa fille.

2015 Inauguration de la brasserie artisanale Shangri-La.