En reconnectant de manière intime l’acte de manger à notre environnement, René Redzepi rappelle que se nourrir n’est jamais un phénomène isolé. «Nous n’arrêtons pas le monde quand nous mangeons, nous y pénétrons un peu plus profondément», écrit l’artiste Olafur Eliasson en préface du livre de René Redzepi*. Son approche incarne les aspirations de toute une génération, désireuse de ne pas soustraire au plaisir personnel la réalité du monde extérieur: c’est la raison pour laquelle nous avons souhaité le rencontrer, en mai dernier. Parce que nos habitudes alimentaires suivent le cours des modes, de l’histoire sociale, économique et anthropologique, elles sont en prise directe avec les enjeux d’aujourd’hui. Le «locavorisme», la défense d’une identité culturelle, la simplicité volontaire prônés par René Redzepi et le mouvement «New Nordic Cuisine» font du Noma l’un des plus brillants représentants du mouvement qui prend forme aujourd’hui au Dannemark. Et montrent que cette impulsion, dans la frugalité et l’intelligence qu’elle incarne, peut aussi rejoindre la quintessence du plaisir et de la sensualité.
* «Noma. Le Temps et l’espace dans la cuisine nordique». Ed. Phaidon.
Le Temps: Il y a quelque chose de très généreux dans la cuisine et l’accueil du Noma. Cela n’est pas qu’une question de nourriture, mais de toutes les sensations qui peuvent y être associées.
René Redzepi: Avoir un restaurant, c’est exactement cela, c’est donner. C’est mettre ses deux mains en avant. Et trouver le bon lien, la bonne atmosphère, le bon rapport pour que les gens acceptent ce que vous avez à offrir. C’est une communion. Faire en sorte que les gens vous regardent vraiment dans les yeux lorsqu’ils vous disent merci. C’est pour ça qu’on a un restaurant simple. Pas de nappes ni d’argenterie, des matériaux naturels, de la pierre, du bois, pour qu’ils se sentent à l’aise. Il ne s’agit pas d’aller dîner dans un palace. Lorsqu’on a ouvert, il y a neuf ans, les gens ne comprenaient pas cet état d’esprit.
C’est peut-être aussi une question de génération. Vous avez 36 ans et vous donnez des réponses pertinentes aux besoins et aux angoisses de votre temps: d’où vient la nourriture, quelle est son empreinte écologique…
Ce n’est pas par calcul, mais c’est vrai que notre restaurant a quelque chose qui répond au Zeitgeist. Cela amplifie sans doute son succès, peut-être n’en aurions-nous pas eu autant il y a vingt ou trente ans. L’idée du développement durable et une approche plus éthique de la recherche des ingrédients ont fait leur chemin. Mais si je suis honnête, je ne le fais pas par activisme, mais par pragmatisme. Parce que c’est au niveau local que je trouve les meilleures saveurs. C’est là que je suis en contact avec les goûts, avec les gens qui pêchent et travaillent la terre. Ces artisans disparaissent peu à peu, ils ne peuvent plus survivre, car une telle qualité de nourriture est devenue trop chère. C’est une démarche qui est simplement proche de mes besoins: les meilleurs goûts sont liés à une bonne écologie, et les restaurants qui ont pour ambition de servir les arômes les plus développés doivent travailler en symbiose avec les lieux et les gens qui œuvrent pour une exploitation respectueuse de la nature. L’un des plus grands ennemis du goût, c’est le transport. Plus les aliments viennent de loin, moins leur environnement subsiste en eux, sans compter l’eau qui s’évapore. C’est mon expérience qui parle, parce que je travaille dans une cuisine depuis vingt ans. Et je l’ai prouvé en élevant mon restaurant à ce qu’il est aujourd’hui. Quiconque prétend le contraire se fourvoie.
C’est une démarche que tout un chacun peut avoir, quel que soit le lieu où il se trouve?
Cuisiner de cette manière est un challenge, c’est vrai, mais chaque lieu a tellement à offrir, souvent bien davantage qu’au Danemark. Les ingrédients ici ne sont pas meilleurs qu’ailleurs, au contraire. Si vous allez à Tokyo ou à Kyoto, leurs fruits et légumes sont incroyables! J’adorerais avoir ces produits sous la main. Notre démarche aurait été impensable en Scandinavie il y a quelques années. Parce qu’il n’y avait aucune culture culinaire, juste un rapport fonctionnel à la nourriture. Il y avait quelques bons restaurants français. Mais aucun qui essaie de tirer parti de notre région, de notre culture. Aucun qui essaie de comprendre ce que sont les individus et les lieux à travers une assiette. Les gens ne croyaient tout simplement pas au potentiel des produits du coin. Le Danemark a toujours été reconnu pour son design, son architecture, ses chaises, sa vaisselle, son cristal… Mais nous n’avions pas de véritable relation à ce qui était dans les assiettes ou dans les verres. Peut-être pour des raisons religieuses: nous sommes un pays protestant. Ce n’est pas dans les mœurs de célébrer le plaisir de goûter, de s’asseoir autour d’une table et de s’autoriser à déguster, à satisfaire ses sens. Ce sont des choses qui sont associées à de la débauche, comme le sexe avant le mariage. C’est peut-être pourquoi les gens ont peu à peu glissé du plaisir, de l’acte convivial de manger à une relation de survie à la nourriture.
La nourriture, c’est pour vous une manière d’expérimenter le monde?
Oui, j’appréhende le monde au travers de mon palais et cela m’a autorisé à être ouvert à de nouvelles choses. Par exemple, me rendre compte de la manière dont mon corps est le médiateur de bonnes choses dans ma vie. La nourriture est un bon entraînement: si vous n’avez pas les sens en éveil durant les repas, il vous sera sans doute difficile d’être ouvert à d’autres bonnes choses, un film ou une musique.
Vos plats sont comme des paysages. Est-ce une manière de représenter le monde avec votre langage propre?
On ne le fait pas toujours consciemment. Cette recréation de l’habitat, ce sont les lieux où l’on trouve nos ingrédients, notre inspiration. Mais lorsque je construis l’assiette, ça vient naturellement. C’est en définitive la grande ligne narrative de notre restaurant: parfois, vous n’avez pas besoin d’aller chercher le plaisir très loin.
La nature brute, les aliments peu transformés, c’est une expérience que l’on vit au Noma et qui découle de la culture nordique. Cette rudesse fait aussi partie de votre personnalité?
Oui, j’ai grandi en Macédoine, une région très pauvre. Nous n’avions pas de frigo, pas de chauffage. Au Danemark, mon père était chauffeur de taxi et ma mère, femme de ménage. Nous avions une vie simple et dure.
Il y a plusieurs aliments vivants à votre menu: des fourmis, une crevette… Que représentent-ils, au-delà des goûts nouveaux auxquels ils donnent accès?
Bien sûr, l’élément de surprise est important. C’était aussi une surprise pour moi de constater un tel mouvement de stupéfaction de la part des clients! Car ils mangent des huîtres, qui sont aussi vivantes, même si elles n’ont pas d’yeux et ne bougent pas. Leur réaction est intéressante à observer: ils paniquent, rigolent, font exploser leurs barrières à cause d’une simple crevette. Les masques tombent. Cela permet de créer une intimité, un dialogue, du lien social. Quant aux fourmis, j’ai commencé à les introduire en raison de leur saveur douce et citronnée, impossible à trouver dans d’autres aliments par ici. C’était un monde de découvertes qui s’offrait à moi. Les réactions ont été violentes. Pourtant, il existe des tas de gens qui mangent tous les jours des insectes. Et pas parce qu’ils y sont forcés, mais parce qu’ils aiment ça! C’est juste une acceptation culturelle qui ne s’est pas encore faite. Pendant nos sessions d’expérimentation culinaire, on a fermenté des criquets avec lesquels on a créé une sauce proche du soja archi-délicieuse!
La nourriture au Noma ne ressemble à rien que l’on connaisse déjà. Cela enrichit notre répertoire de sentiments et de souvenirs, et permet d’affiner notre distinction des goûts et du monde…
Oui, mais cela exige d’être totalement présent. Et c’est une chose compliquée que de rendre les gens attentifs au moment présent. Les sentiments, les souvenirs sont ce que l’on a de plus précieux. La capacité à projeter ses souvenirs dans l’avenir est primordiale. Lorsque vous rencontrez quelque chose de nouveau, si vous arrivez à faire le lien avec vos souvenirs, cela vous permet d’innover. La nourriture ne laisse pas de traces dans le corps, à part les souvenirs.
Vous avez des enfants. Qu’aimeriez-vous leur transmettre sur la nourriture?
La curiosité. Mais aussi qu’il n’y a pas d’aliment supérieur aux autres. Ça vous permet de cuisiner différemment. Si vous considérez une carotte comme un légume pauvre et le caviar comme un aliment supérieur, vous cuisinerez une mauvaise carotte.
Vous avez toujours un œil sur la météo?
Toujours. Je ressens le temps. Je suis ultra-connecté à lui, car c’est lui qui dicte nos menus.
Quelle est votre saison préférée?
L’automne! Il y a des champignons partout, et de tout dans la nature. Les fermes regorgent de nourriture. Les racines, les salades, tout est encore là, jeune et tendre, c’est vraiment la saison de l’abondance, de fin août à fin octobre. J’aime le changement, chaque jour est un peu différent.
Vous pourriez survivre dans la forêt car vous connaissez les baies et les champignons…
J’ai commencé à explorer la nourriture sauvage parce je me suis trouvé en possession d’un guide de survie de l’armée. Il expliquait aux soldats comment survivre pendant une année sans aucune nourriture domestique. La connaissance et la nourriture sont très liées, il y a toute une dimension plus vaste autour des aliments. Plus vous en savez, mieux vous faites les choses. Je me documente beaucoup: sur les techniques, l’histoire, la terre. En ce moment, je lis un livre sur la mémoire et un autre sur l’évolution humaine à travers la nourriture.
Comment parvenez-vous à faire évoluer votre travail tout en restant fidèle à vos principes?
C’est toujours la grande question. Quel est le prochain pas? Il faut vous autoriser à tomber. Ici, la plupart du temps, nous tombons. Nous avançons à tâtons à travers nos lectures, nos conversations, nos essais, nos tribulations. Une fois sur 20 ou 30, il y a un succès. Et cela vous remplit tellement que vous êtes prêt pour le prochain pas, la prochaine chute.
Etre élu pour la troisième fois «meilleur restaurant du monde»: comment gère-t-on cette pression?
Je ne me soumets plus à cette pression car je m’y suis presque brûlé. Vous ne pouvez pas vous laisser envahir par les attentes. On est ouvert 5 jours sur 7, 2 fois par jour. On a dix deadlines par semaine où l’on doit présenter notre chef-d’œuvre. Comment composer avec ça? Tout est une question de concentration. Arriver au travail, être là à 100% et se hisser jusqu’à ce moment extrême de concentration où vous êtes totalement présent, connecté: vos mains sont avec vous, votre cerveau fonctionne de manière optimale. Si vous êtes dans cet état-là, il n’y a rien que vous ne puissiez faire.
Comment les gens peuvent-ils s’identifier à vos principes dans leur vie quotidienne?
Ce que nous faisons n’a rien de compliqué. Nous essayons de tirer le meilleur parti de ce que les saisons et l’environnement ont à offrir, et nous essayons de le cuisiner de manière flatteuse. C’est meilleur et moins cher. Et puis il faut se reconnecter à la cuisine. Et cela prend du temps au début. L’idée qu’en une demi-heure vous pouvez préparer un repas sublime est fausse! Il faut arrêter de regarder des shows de cuisine à la télévision et recommencer à cuisiner.
Est-ce qu’il vous arrive d’aller dans la nature sans penser à la nourriture?
Jamais. Quand je suis dans la forêt, je vois un immense marché. Et cela aiguise ma perception du monde.