Boire et manger
Méconnu du grand public, Colin Rey fait frémir les casseroles des fourneaux de l’Auberge d’Hermance depuis un peu plus d’un an. Rencontre

Toute une nouvelle génération de cuisiniers décomplexés se fraie discrètement un chemin dans le paysage culinaire ambiant. Fanatiques des émissions culinaires en tout genre depuis une décennie, ils rêvent d’un avenir serein et séduisant dans le monde des cols tricolores (bleu-blanc-rouge: signe distinctif du Meilleur ouvrier de France), des étoiles, de la célébrité, du succès et de l’argent. Mais le revers de la médaille est souvent douloureux pour ces commis désabusés par la difficulté du métier, en manque de reconnaissance et à la recherche de codes de conduite.
Colin Rey fait partie d’une caste à part. Bien dans sa toque (même s’il n’en porte pas lors du service), le jeune patron des cuisines de la très élégante Auberge d’Hermance assume un style culinaire alliant subtilement modernisme personnel, insouciance de la jeunesse et bases classiques essentielles, apprises au détour d’apprentissages dans des grandes maisons. Il s’est fait discret depuis ses quinze premiers mois d’activité, mais il est temps de lever le voile sur un cuisinier humble, libre et sacrément talentueux.
Héritage culinaire
Qu’elle est belle, cette auberge de village comme seule la Suisse en possède! A l’abri des regards, les clients profitent d’une magnifique terrasse verdoyante l’été et d’une salle bourgeoise avec feu de cheminée l’hiver. L’établissement, tenu d’une main de maître par le discret Franz Wehren, est très couru par le Tout-Genève depuis trois décennies. Ici, la star, c’est le fameux poulet, cuit en croûte de sel cassée devant le client, et proposé en deux services avec de croustillants röstis et un velouté de volaille à la crème. Disons-le franchement, l’établissement est un condensé d’héritages culinaires inamovibles. «Même si je ne le souhaite pas, je ne pourrai jamais retirer le poulet de la carte», explique Colin Rey, qui n’était prédestiné «ni à rissoler ni à braiser».
A la fin de son apprentissage en menuiserie, sa mère lui met inconsciemment le pied à l’étrier et le fait changer d’orientation. «C’est elle qui m’a inspiré et qui continue à le faire.» Passionnée de voyages, elle parcourt le monde, tout particulièrement l’Asie, et ramène à la maison des épices en tout genre destinées à la préparation de plats en sauce. «On se voyait peu mais les retrouvailles se faisaient toujours autour de la table», continue ce natif de Briançon, qui a partagé son enfance entre les Hautes-Alpes et le sud de la France. Seul membre de la famille à ne pas se destiner à une profession liée au sport, il se lance dans la cuisine en fréquentant le lycée hôtelier de Perpignan. Mais il y a un hic. «L’école nous enseignait la théorie, mais la pratique se résumait à mélanger de la poudre et de l’eau pour faire une sauce. La coupure du gaz le soir nous empêchait de faire mijoter les plats pendant la nuit.»
Rapprochement helvétique
Le jeune chef en devenir quitte rapidement Perpignan et part en stage dans le restaurant étoilé de Lionel Giraud à Narbonne. Le patron le garde dans sa brigade pendant quatre ans. Des liens indénouables se tissent entre l’élève et le maître. «J’ai enfin découvert comment faire un fond brun», déclare celui qui va se rapprocher des montagnes de son enfance en acceptant un poste chez Yoann Conte, au bord du lac d’Annecy. Aux côtés de ce patron excessif, Colin Rey apprend la rigueur et comprend rapidement que la voie empruntée n’est pas un long fleuve tranquille. «Je suis redescendu sur terre aussi bien spirituellement qu’au niveau hiérarchique.»
Au même moment, il rencontre Marc Veyrat, qui lui propose de faire des essais en alternance, entre Manigod et Annecy. «Une expérience exceptionnelle pour un gamin comme moi.» Elle sera suivie d’un rapprochement helvétique avec un passage chez Claude Legras, au Floris, où la cuisine est plus classique et bourgeoise. Il y reste deux ans, puis rejoint le «serial restaurateur» Benjamin Luzuy en travaillant un temps à Genève, puis à Verbier. Son désir d’indépendance l’aiguillonne. Il se concrétisera en janvier 2018. Colin Rey se voit alors confier l’élaboration de la carte des mets de l’Auberge d’Hermance. «Je reste très humble mais suis en même temps très fier d’être arrivé là où je suis aujourd’hui», reprend le chef, qui aura l’intelligence de conserver les classiques qui font la réputation de l’établissement.
Hommage à sa mère
C’est sous l’intitulé «dégustation» que les papilles s’activent avec ce crémeux de panais, champignons, foie gras siphonné, accompagné d’éclats de fève de cacao qui apportent une touche chocolatée originale et attestent du niveau du cuisinier. Hommage à sa mère oblige, le mi-cuit de thon au satay, pickles acidulés, concombre et neige de coco est aussi dépaysant que réconfortant. La féra, tout d’abord snackée, puis cuite à basse température, est enveloppée de fines lamelles de croustillants de seigle qui apportent croquant et gourmandise.
La canette des Dombes rôtie et ses cuisses en cromesquis révèlent une belle tendreté malgré une légère sur-cuisson qui s’éloigne un peu du rosé. La tarte citron moderne aux agrumes de l’incontournable Niels Rodin et son sorbet à la chartreuse apportent une touche finale élégante – même si le dessert est déjà vu – à un menu de toute beauté. L’avenir de Colin Rey est radieux du côté d’Hermance.
A déguster
L’Auberge d’Hermance, 12, rue du Midi, Hermance, 022 751 13 68, www.hotel-hermance.ch