Dans les vignes romandes, les raisins de l'émancipation
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Le milieu communément masculin de la viticulture commence à intégrer les femmes. Rencontre avec trois vigneronnes romandes qui prennent la suite familiale

Elles sont jeunes, indépendantes et reprennent petit à petit le flambeau d’une génération dorée de vignerons. Madeleine Mercier à Sierre, Catherine Cruchon à Echichens et Laura Paccot à Féchy succèdent à des pères aussi emblématiques que reconnus. Alors que paradoxalement notre société patriarcale a fait de la cuisine un endroit domestique féminin, le monde de la gastronomie demeure presque exclusivement masculin. En revanche, les domaines viticoles continuent à évoluer vers une forme de transition et d’ouverture en accueillant des femmes à des postes de direction. Dans ces maisons ancrées dans la tradition, il n’est pas question de coupure ni de rupture. En toute quiétude, une prolongation générationnelle spontanée opère à l’abri des regards et à flanc de coteaux.
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Madeleine Mercier a toujours voulu faire ce métier. Toute jeune, elle passe son temps au milieu des vignes que son père a acquises en 1982. Pour cette aînée d’une fratrie de quatre enfants, c’est un terrain de jeux de 7 hectares au sommet d’une colline, à quelques encablures de Sierre. «A la sortie de l’école, je rejoignais l’équipe pour couper les grappes. Sans jamais y être forcée, je me suis toujours sentie merveilleusement bien en pleine nature, au milieu des vignes.» Son choix d’orientation professionnelle n’a pas fait d’elle l’enfant préféré de la famille. La cohabitation s’est faite tout naturellement. Le contact entre le père et la fille est fusionnel, ce qui facilite les rapports entre eux pour exercer le métier. «C’est difficile à expliquer, mais la personnalité de mon père me correspond totalement. Il est un modèle d’exigence qui me permet de progresser tous les jours.»
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Expériences américaines
Douée à l’école, Madeleine Mercier obtient une maturité gymnasiale avant de prendre le large vers les Etats-Unis où elle découvre la vie à l’américaine au milieu de l’Arkansas. «Un trou en pleine forêt et des habitants très fermés d’esprit», se souvient-elle. Mais l’air helvétique lui manque. Après un stage chez Schwarzenbach à Mellen, elle enchaîne avec des études d’œnologie à Changins, sachant que le nom qu’elle porte ne lui laisse pas droit à l’erreur. Elle continue sa route, retourne chez l’Oncle Sam avec une escale mitigée dans l’Oregon suivie d’une expérience unique en Californie au domaine Opus One. «Un amour du métier incomparable mais des personnes formées différemment de chez nous», se souvient celle qui, de retour au bercail en 2012, va désormais se consacrer entièrement à la vigne.
Ebourgeonnage, enherbement, effeuillage, sulfatage, gestion du plan de traitement, essais en culture biologique sur certaines parcelles, égrappage (sacrifier deux tiers d’une grappe pour n’en garder que le meilleur), vendange et travail à la cave. La reprise est en marche et c’est en 2015 qu’un premier vin inédit est mis en vente: un pinot noir en barrique. Même si son père considère qu’une barrique «n’est qu’un contenant, le principal étant le contenu». Sachant qu’il faut mettre du bon raisin pour avoir du bon vin, elle revoit toutefois le choix du bois pour l’élevage en fûts. Sur sa lancée, elle décide d’avancer la date des vendanges pour obtenir plus d’acidité et de fraîcheur dans ses vins blancs. C’est peut-être cela la touche Madeleine Mercier.
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Produit magique
Sur les hauteurs de Morges, quand le clocher du village d’Echichens sonne 11 heures, Catherine Cruchon est aux abonnés absents. Son père, Raoul, nous indique que si elle n’est pas au magasin, nous la trouverons à la cave. Pas grave! Après neuf minutes de trajet sur des routes sinueuses, avec le Jura sans nuages en toile de fond, la jeune œnologue nous accueille avec un sourire éclatant. Une fois l’Ecole de Changins terminée, elle a découvert les vignes de Bourgogne, d’Afrique du Sud, se rend dans l’Oregon, en Israël ou encore en Argentine. «Les voyages ne nous apprennent pas la recette magique pour faire du vin mais nous ouvrent l’esprit.» Une main de fer dans un gant de velours pour ce petit bout de femme à l’esprit vif qui, d’un pas rapide et décidé, nous reçoit dans le sacro-saint carnotzet familial.
J’ai d’abord aimé ce métier pour l’ambiance qui règne autour du vin
Sur les 11 petits-enfants Cruchon, deux seulement se sont dédiés au travail de la vigne. Depuis sa plus tendre enfance, Catherine passe toutes ses vacances à aider son père dans le domaine familial. «J’ai d’abord aimé ce métier pour l’ambiance qui règne autour du vin. Par la suite, j’ai découvert un produit magique», explique la vigneronne qui, sans se prétendre artiste se considère comme une artisane amoureuse des sols et de l’environnement. «Nous sommes des interprètes. A nous de comprendre les partitions de la nature pour mieux la révéler.»
Patronyme stressant
C’est au milieu des raisins qu’elle est élevée avec cette idée que la femme est l’égal de l’homme. Tout au long de sa jeune carrière, elle ne rencontre aucun problème, ne subit aucune pression. Sans se poser de questions, Catherine découvre que le fait d’être vigneronne n’a jamais été un frein chez les vignerons, bien au contraire. «Le monde de la vigne n’est pas aussi masculin que l’on croit et reste bien plus en phase et apaisé que l’univers de la gastronomie. N’oublions pas que la référence mondiale du vin, Madame Leroy du Domaine de la Romanée-Conti, est une femme.»
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Mais porter le nom de Cruchon amène son lot de stress. A ce domaine qui a une réputation à tenir, Catherine apporte de la nouveauté tout en respectant la tradition. «Cela fait dix-huit ans que nous avons commencé la biodynamie. Je ne vais pas retourner au chimique. A moi d’aller encore plus loin dans cette démarche.» La jeune femme aime les vins qui ne sont pas parfaits, qui ont quelque chose à raconter, qui ne sont pas trop riches ni trop lourds, qui reflètent l’élégance. Ses objectifs? «Continuer à collaborer avec la nature, mieux la comprendre et exprimer la beauté de nos terroirs.»
Epopée familiale
Non loin de là, à Féchy, Laura Paccot arrive en toute décontraction. Depuis à peine plus d’une année, la benjamine de ce trio de femmes s’est totalement dédiée à l’entreprise parentale. Une épopée familiale qui fait, elle aussi, figure de référence en matière de viticulture helvétique en se faisant entre autres remarquer par ses cuvées «étoilées» mises à l’honneur par les grands chefs de l’Hôtel de Ville de Crissier.
Contrairement à ses consœurs, Laura Paccot a commencé par l’Ecole hôtelière de Lausanne. Pendant cette période, la fibre viticole la rattrape: club du vin, dégustations, organisation de concours, tout y passe. «C’est comme pour le fils d’un cuisinier qui vient tous les jours au restaurant. Le vin est tellement présent que l’on ne s’en rend plus compte», constate celle qui, dès son plus jeune âge, adore la période des vendanges.
L’égalité par les grappes
Son nouveau rôle de maman ne dissuade pas Laura Paccot de reprendre le domaine. Elle effectue des stages en Afrique du Sud dans le cadre de ses études en hôtellerie, enchaîne par un apprentissage dans les Grisons et en Valais, au domaine Mercier. «Cela ne fait pas partie du parcours de Madeleine Mercier, mais du mien, oui.»
Les hommes n’ont pas plus envie de se casser le dos que les femmes. Je n’ai pas besoin de leur prouver quoi que ce soit.
Après un dernier détour par Morey-Saint-Denis, en Bourgogne, c’est le retour à la maison pile au démarrage d’une nouvelle année viticole. Les rapports hommes-femmes? Ils sont toujours très courtois. «Les hommes n’ont pas plus envie de se casser le dos que les femmes. Je n’ai pas besoin de leur prouver quoi que ce soit. Je considère que la femme est l’égale de l’homme. C’est totalement dans l’air du temps.»
Raymond Paccot se retire de la partie viticole et laisse sa fille reprendre officiellement les vignes début 2019. Le domaine est en biodynamie depuis vingt ans pour le plus grand bonheur de la jeune vigneronne. «Il faut laisser s’exprimer la vigne. Il n’y a pas de recette miracle d’année en année. Le vin dépend de tellement de paramètres!» Tout en restant dans le vin civilisé, Laura Paccot apprécie les vins nature qui révèlent de la minéralité et apporte une texture plus déliée. Alors, à quand un cru exclusivement de sa propre création? «Pas avant 2021! Pour l’instant, je vends encore les raisins à mon père. Et très chers».
A déguster
Mercier Vins, Crêt-de-Goubing 42, 3960 Sierre. 027 455 47 10.
Henri Cruchon, route du Village 32, 1112 Echichens. 021 801 17 92.
Domaine de la Colombe, Raymond & Violaine Paccot, route de Monstère 1, 1173 Féchy. 021 808 66 48.