La génération qui ne voulait plus posséder
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Ils sont nés avec la démocratisation d’Internet et sont devenus consommateurs à la création de l’économie partagée. Pour les «digital natives», la voiture n’est plus synonyme de liberté et dans leur Cloud les suivent, aux quatre coins du monde, leurs objets dématérialisés

ZEN. Trois lettres couleur pastel décorent le mur de la chambre éthérée de Sara, vingt ans. Au premier étage de la villa familiale, un havre de paix. Presque rien. De minuscules enceintes diffusent par Bluetooth les douces notes folks de The Lumineers, trouvées sur Spotify. «Je n’ai besoin que d’un lit, de mon laptop et de mon téléphone portable», résume la Lausannoise. La chambre de cette adolescente est la fascinante preuve par le vide d’une tendance générationnelle. L’incarnation visuelle de la dépossession de tout.
Notre enquête #GénérationCH
Le Temps a lancé au printemps une enquête sur les modes de vie et de pensée, 85 questions auxquelles 1206 internautes ont répondu. Retrouvez chaque jour de cette semaine une thématique du questionnaire accompagnée d'analyses et de témoignages. Aujourd'hui: troisième volet.Lire aussi:
- 1/6 Jeune très qualifié cherche emploi stable et logement (20.06.2016)
- 2/6 La génération qui ne voulait plus posséder (21.06.2016)
- 3/6 Les moins de 30 ans et l’environnement: je t’aime, moi non plus (22.06.2016)
- 4/6. Sexualité, les nouvelles générations refusent de rentrer dans les cases (23.06.2016)
- 5/6 A 20 ans comme à 60, on aime la Suisse (24.06.2016)
- 6/6 «Les différences entre générations sont aussi fortes que les différences à l’intérieur d’une génération» (25.06.2016)
- Chronique. Fractures de générations, vraiment? (17.06.2016)
- TEST. De quelle génération êtes-vous vraiment? (24.06.2016)
Marqueurs de leur temps
Grande lectrice, Sara emprunte ses livres à ses parents, à la bibliothèque ou les télécharge sur son Ipad, tout comme sa musique ou ses films. «Une fois que j’ai lu un bouquin, je n’ai pas besoin de le conserver car je sais que je ne l’ouvrirai plus». La jeune étudiante en Lettres s’informe de l’actualité principalement sur les réseaux sociaux. Tout comme 63% des jeunes de 20 à 29 ans ayant répondu au sondage du Temps, lancé sur Internet il y a quelques semaines. Chez les 30-39 ans, ils sont 46% et seuls 39% des 40-49 ans disent se documenter de cette manière.
Fashionata à petit budget, la jeune fille chine dans les vide dressings les habits qu’elle revendra plus tard, une fois portés. Sur son fond d’écran, défilent les photos d’elle et de ses copines à Paris, à Londres ou à Barcelone. Depuis ses seize ans, ses parents ont compris que pour son anniversaire, pas besoin de se creuser les méninges, des bons Easyjet faisaient l’affaire.
Marqueurs de temps, Sara et sa génération préfèrent l’usage à la propriété. Leurs parents, nés dans un monde en évolution importante avaient besoin de se rassurer en possédant. La génération «Z» tient la collaboration pour maître mot et place le partage et la solidarité en haut de ses valeurs. Appelés à se déplacer, à changer de poste de travail et de pays, ces jeunes sont les produits de la «shared economy».
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«Le partage au sens noble du terme s’est perdu»
Pour Nicolas Nova, cofondateur de la conférence internationale sur l’innovation LIFT, ce nouveau modèle économique où nombre de vendeurs et d’acheteurs ont été remplacés par des fournisseurs et des usagers, pose de lourdes questions. «La musique ou les livres, facilement dématérialisables sont enclins à l’échange, mais le cas des voitures par exemple est différent. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans une logique d’un véhicule par utilisateur. Faut-il alors changer de modèle de production?» La valorisation des transformations de produits en services, notamment par leur médiatisation, attire professionnellement les jeunes.
«Ces entreprises perçoivent un pourcentage sur les transactions mais ne comptent qu’un très petit nombre d’employés. Elles ne redistribuent que peu d’impôts pour les services publics. Cela crée une perturbation majeure». La démocratisation d’Internet, en 2000, a permis quelques années plus tard à des internautes d’entrer en contact et d’échanger sur des plateformes.
«Du véritable partage, comme le propose Couchsurfing, on s’est professionnalisé et l’on est rapidement passé à une économie du partage. AirBnB, Uber, ce n’est plus du partage au sens noble du terme!» Nicolas Nova devine aujourd’hui un basculement vers une nouvelle économie: celle de la demande, qui permet aux utilisateurs d’accéder quasi instantanément à un bien voulu. Les voitures autonomes que teste Uber vont dans ce sens.
Spotify compte 75 millions d’utilisateurs
Si les services illégaux d’échanges de fichiers ont d’abord provoqué la ruine des majors de la musique, ils ont surtout permis l’apparition d’offres payantes, comme Spotify. L’entreprise suédoise compte aujourd’hui plus de 75 millions d’utilisateurs, dont plus de 20 millions ont souscrit à l’offre payante. Son concurrent Apple Music, lancé en juin 2015, compte déjà 20 millions d’utilisateurs, dont 10 millions d’abonnés payants dans 100 pays.
En 2016, la voiture n’est plus synonyme de liberté, remplacée, peut-être, par des évasions numériques. En Suisse, l’Office fédéral de la statistique confirme cette tendance. La part des détenteurs d’un permis de conduire chez les 18-24 ans est passée de 71% en 1994 à 59% en 2010.
La crise de 2008 à l’origine de l’économie partagée?
Les enfants de la dernière génération sont devenus consommateurs à la création de l’économie partagée. Force est de constater que c’est depuis 2008 que la «sharing economy» explose, coïncidant avec la crise des subprimes. «En Amérique et ailleurs, des centaines de millions de familles se sont retrouvées encombrées par une foule d’objets qu’elles utilisaient à peine et endettées jusqu’au cou pour les payer. La réalité les a dégrisées», écrit l’économiste américain Jeremy Rifkin dans La nouvelle société du coût marginal zéro. Depuis, il semble que l’économie plie sous le poids collectif de millions de clients qui optent pour la démarche collaborative pair à pair.
«C’est l’Uberisation de l’information, la formation en self-service. Les Mooc ne remplaceront pas les formations académiques, mais ont forcé les Universités à se remettre en question car il s’est agi de reconcevoir la façon d’enseigner».
Anthony, 27 ans, étudiant à la Haute Ecole de gestion de Genève
«Nouveaux modes de consommation, nouveaux moyens d’apprentissage. Si l’on use plus que l’on cherche à posséder, on apprend aussi de manière moins conventionnelle. J’ai trouvé le moyen de rattraper les bases d’algèbre qui me manquaient en picorant des cours tutoriels de l’EPFL. J’ai passé ma première année en m’aidant des Mooc sur mon ordinateur.
Mooc signifie «Massives open online courses». Un prof de l’EPFL nous donne un cours condensé pendant une dizaine de minutes, puis on teste le sujet par un exercice en ligne et ainsi de suite. Le contenu est le même qu’un cours d’Université, la différence c’est que l’on peut cibler la matière dont a besoin. Un certificat est délivré aux élèves assidus qui suivent le programme jusqu’au bout. Une cinquantaine de professeurs de l’EPFL se sont prêtés au jeu, depuis le lancement des Mooc en 2012. C’est l’Uberisation de l’information, pour ainsi dire, la formation en self-service. Les Mooc ne remplaceront pas les formations académiques, mais ont forcé les Universités à se remettre en question car il s’est agi de reconcevoir la façon d’enseigner. La moitié des utilisateurs viennent regarder les vidéos sans faire les exercices, glaner quelques informations en mode «butinage».
Les profils d’utilisateurs sont variables. Des étudiants comme moi suivent les Mooc comme complément pour passer un examen. Certains professionnels souhaitent booster leur carrière en suivant une formation online, en technique avancée de programmation, par exemple. Libres d’accès, les contenus sont ouverts et gratuits».
«Nous divisons tous les coûts par trois: l’assurance, les services, les pneus d’hiver. Il n’y a finalement que les amendes que l’on ne partage pas!»
Florence, 38 ans, adepte du covoiturage
«Si les plus jeunes maîtrisent les ficelles de l’économie partagée, nous, les générations d’au-dessus ne sommes pas en marge. Je partage une voiture avec mon oncle retraité et une autre famille. Un véhicule pour trois usages. Mon oncle, qui habite à la campagne, l’utilise plutôt en semaine et nous, c’est uniquement pour les loisirs. Nous avons utilisé les services de Mobility pendant quelque temps. Mais nous râlions de devoir transporter les sièges enfants chaque fois que nous louions une voiture. La solution du covoiturage s’est donc imposée d’elle-même!
Pour l’organisation, nous fonctionnons par email et sms. Et je dois avouer qu’il y a très peu d’interchocs. La raison principale du covoiturage? Les économies. Tout est divisé par trois: l’assurance, les plaques, les services, les pneus d’hiver. Il n’y a finalement que les amendes que l’on ne partage pas! Pour l’essence, la consigne est simple: chacun remplit ce qu’il a utilisé. Avoir une voiture en ville, c’est la galère! Et ça nous déculpabilise, de ne pas avoir une voiture par famille. Pour nous, le système de partage ne se limite pas à la mobilité. Entre voisins, nous partageons également les outils de jardinage, l’appareil à raclette et des trottinettes. C’est l’avenir de posséder moins d’objets!»
Isabelle, 26 ans, étudiante en design industriel à l’Ecole d’Art de Lausanne (ECAL)
«J’ai participé cette année avec ma classe à un projet piloté par Ikea. On nous a demandé de créer cinquante objets de base, essentiels à notre quotidien. L’idée est de répondre aux attentes de personnes vivant dans de petits appartements, car c’est ce qui se fera le plus à l’avenir. Nous avons donc planché sur des objets à utilisations multiples, qui peuvent évoluer avec leur possesseur. Le challenge m’a beaucoup plu car j’aime les lieux épurés et que travailler avec Ikea est une opportunité exceptionnelle.
Nous avons imaginé des boîtes de rangements qui peuvent s’empiler et faire office d’étagère mais se conçoivent également en cartons de déménagement, pour les jeunes qui bougent beaucoup. Nous avons également travaillé à créer une table de cuisine, pensée pour les adeptes du work at home. En l’ouvrant on a rapidement accès à un espace de travail.
J’observe autour de moi une tendance à condenser les affaires et à aller à l’essentiel, On expose d’ailleurs les contenus de nos armoires, plus que nos parents ne le faisaient. Il y a cinq ans, Ikea modifiait sa célèbre bibliothèque «Billy» car le fabriquant de meubles suédois estimait que ses clients avait modifié son usage et que les plantes et bibelots y avaient remplacé les livres. La profondeur de l’étagère a donc été augmentée, des portes de verre y ont été posées.»