Automne 1993. Bien malgré elle, Catherine Moyon de Baecque, championne de France d'athlétisme, fait la une des journaux dans ce qu'on a vite fait d'appeler l'affaire des lanceurs de marteau. Elle vient de gagner son procès. C'est la première fois, en France, qu'une sportive de haut niveau porte plainte contre ses coéquipiers pour agressions sexuelles. La première fois que, dans ce milieu, une femme brise une loi du silence. Les hommes, en bloc, niaient, se serraient les coudes. Mais la justice donne pourtant raison à la jeune femme. La France est émue et la hisse au rang de symbole. Pas le milieu sportif. Pour Catherine Moyon de Baecque, c'est un autre combat qui commence.

Automne 1999. C'est elle qui a choisi le Fouquet's, sur les Champs-Elysées, comme lieu de rendez-vous. A cette heure-ci, les salons du célèbre restaurant sont effectivement discrets, leurs lourdes tentures rouge sombre bruissant de conversations privées. Et c'est justement en tailleur rouge que Catherine Moyon de Baecque a préféré venir. Rayonnante et tirée à quatre épingles, elle s'explique d'emblée au photographe: «Vous comprenez, tant de photos où je suis en larmes ont circulé.»

«Non seulement c'était la première fois qu'une telle plainte était déposée contre des membres de l'équipe de France, mais en plus je mettais en cause l'encadrement, comme l'entraîneur national ou les responsables de la Fédération française d'athlétisme, en montrant leur négligence», énumère la jeune femme en guise de préambule. On imagine volontiers l'envie du monde sportif d'étouffer l'affaire. L'athlète s'est vite rendu compte que les machos utilisent des armes infiniment retorses. «J'étais victime, et on a cherché par tous les moyens à faire de moi une coupable, se souvient-elle. On m'a fait subir toutes sortes d'humiliations.» Avec, peut-être, la crainte que si elle parlait, d'autres révélations suivraient. Ce qui s'est d'ailleurs produit: dans les prochains mois, d'autres procès du même genre vont s'ouvrir en France. Pour Catherine, parler a mis un terme à sa carrière sportive. On ne l'a tout simplement plus autorisée à s'entraîner. Ses agresseurs, eux, ont repris la compétition.

A l'époque, la presse s'en était émue: il se trouve que Catherine Moyon de Baecque est une authentique aristocrate élevée dans un château. D'aucuns ont vu dans ce profil d'oie blanche une explication aux agressions. «C'est vrai que j'ai vécu dans un milieu très protégé, et que je n'avais peut-être pas conscience des réalités de la vie», admet Catherine Moyon de Baecque. Ce qui ne saurait excuser pour autant que des sportifs ne sachent pas se tenir, fait-elle remarquer. En tout cas, sortir d'un milieu très privilégié a eu au moins un aspect positif, très utile lors du procès et des différentes tentatives qui ont été organisées pour la faire taire: «Je ne me sens pas désarçonnée face à un ministre. Et on n'a pas pu m'acheter. Oui, on m'a proposé de l'argent pour que les choses s'arrangent à l'amiable.» Cela dit, Catherine Moyon de Baecque trouve vite hors de propos qu'on s'attarde sur ses origines: «Pourquoi, parce que je viens d'un milieu privilégié, aurais-je dû m'abstenir de faire du sport?»

«Avec du recul, je me dis: mais qu'est-ce que je suis allée faire là-dedans? Je ne pouvais pas imaginer, ou je ne voulais pas voir, qu'il pouvait se passer de telles choses.» Elle parle de la volonté qui lui a fallu pour accéder à la compétition de haut niveau, puis pour s'y maintenir. C'est cette volonté-là, cet entêtement, qui explique que les sportifs, et les sportives, acceptent un conditionnement, supportent «un certain nombre de réalités que peut-être quelqu'un de moins déterminé ne supporterait pas», dit-elle sobrement. Selon elle, les femmes supportent bien plus que les hommes. «Le monde sportif est un milieu corporatiste et machiste. Un monde d'hommes. Je suis bien placée pour le savoir». Catherine sort un instant de sa belle réserve. S'énerve. Elle n'a toujours pas compris pourquoi aucun dirigeant sportif français n'a condamné officiellement les agresseurs. «En France, le monde sportif est une forteresse qu'il faut, par tous les moyens, faire évoluer. Il faudra beaucoup de temps. Et, toute seule, je n'y parviendrai pas.»

A l'issue du procès, Catherine Moyon de Baecque avait publiquement demandé au gouvernement de prendre des mesures pour que de telles agressions ne se reproduisent jamais. «Pour que cela n'arrive pas à d'autres. Mais, pour l'instant, rien n'a été fait.» L'ancienne ministre des Sports, tout en évitant de sanctionner la carrière des agresseurs, s'était engagée à aider Catherine Moyon de Baecque, qui a étudié les langues étrangères à l'Université, dans son avenir professionnel. «Alors aujourd'hui, explique posément celle-ci, j'aimerais bien qu'un poste correspondant à mes compétences soit trouvé.» Pourquoi justement rester dans le monde sportif? «Et pourquoi aurais-je dû le quitter? Je ne suis coupable de rien, et peux me rendre utile. L'histoire que j'ai vécue est dramatique, mais j'essaie de m'en servir comme d'un tremplin.» Selon elle, trouver un poste où on puisse utiliser son savoir ne pose pas de problème en soi. «Mais, moi, je pose un problème. On ne veut pas me donner de responsabilités. Le symbole que je suis devenue fait peur.» Il y a plus de deux ans, le ministère lui avait proposé d'entrer, en attendant de trouver mieux, dans son service communication. «On m'a demandé d'être patiente. J'ai montré ma bonne volonté». Mais le provisoire s'éternise dans des contrats de trois mois renouvelables. Elle décrit, avec force détails, les petites vexations du quotidien et parle d'une opération orchestrée de mobbing. «Tout est fait pour que je quitte le ministère. Mais je ne peux plus accepter les propos diffamatoires que l'on colporte sur moi.» Ressortent en effet les vieux réflexes, les mêmes réflexions que lors du procès: ne mérite-t-elle pas ce qui lui arrive? «Le ministère est tenu par d'anciens dirigeants, s'emporte-t-elle. Le corporatisme joue pleinement. Mais je pense que Marie-Georges Buffet, la ministre actuelle, fait un peu évoluer les choses.»

Pour l'heure, elle continue d'espérer. Que tout va se régler, qu'elle va obtenir un travail intéressant. Qu'elle va pouvoir faire avancer des dossiers. Pour, un jour, être reconnue pour ses seules compétences, dans ce monde sportif qui l'a rejetée.