Gentiana lutea est à l’origine d’une eau-de-vie aussi corsée et amère que son attache est puissante. Ce spécimen de musée se rencontre aux Charbonnières, étonnant village de la vallée de Joux, qui compte quelque 400 âmes pour deux distilleries. Plus précisément chez Dominique Bonny, bouilleur de cru passionné, à l’origine de l’appellation «Village européen de la gentiane» qui orne fièrement le panneau d’entrée de son village depuis 2013. Il est aussi l’un des auteurs d’un livre consacré à la fameuse plante et membre du distingué Cercle européen d’étude des gentianacées. La gentiane jaune? Dès l’Antiquité, elle est bien connue des médecins, qui lui prêtent d’innombrables vertus: apéritive, digestive, dépurative, stomachique, carminative, fébrifuge, rafraîchissante, salivaire, reconstituante, vermifuge et stimulante. A ce long inventaire, Dominique Bonny ajoute des propriétés de tonique et d’antidépresseur mises en évidence récemment. Une plante magique, donc, qui quitte le cercle exclusif de la pharmacopée grâce aux monastères, en quête d’essences nouvelles à distiller dès le XVIIe siècle, selon le patrimoine culinaire helvétique. La production de fée jaune – un nom qu’elle doit à la couleur de ses «pompons», autrement dit, ses grosses fleurs – est attestée à Neuchâtel en 1796. A ce jour, une demi-douzaine de distilleries en produisent encore en Suisse romande, de l’Arc jurassien aux Préalpes.
Amertume qui divise
Son amertume ne ferait pas l’unanimité. Elle est pourtant à l’origine de nombreux apéritifs et digestifs appréciés, de la Suze à l’Avèze auvergnate. C’est à l’automne qu’on l’arrache, à l’aide d’un pic spécial, vu sa robustesse. Le plus tard possible, afin que tous les sucs redescendent dans la racine, explique Dominique Bonny, pour qui les plantes d’une quinzaine d’années sont les meilleures, les plus riches en sucre.
Les racines sont soigneusement lavées, broyées et mises en fûts avec de l’eau et des levures. La fermentation est relativement longue: trois mois environ. Après quoi le liquide passe en alambic à deux reprises: la première fois, on chauffe rapidement à 78°, puis on refroidit. Ce premier distillat, encore trouble, nommé la blanche ou le flegme, est remis en alambic, chauffé plus doucement, ce qui permettra d’éliminer le méthanol, les premiers litres étant jetés. Dominique Bonny récolte dix tonnes de racines chaque année pour une production de 700 litres, soit un rendement plutôt faible.