Vous allez retrouver vos collègues mais comment les saluerez-vous? A l’exception de quelques réfractaires, le troc de la bise ou de la poignée de main contre une salutation à distance a vite été intégré. Les initiatives de confections de masques se sont multipliées tout comme les sondages, qui démontrent qu’une bonne partie de la population espère pouvoir recourir davantage au télétravail à l’avenir (80% des Suisses selon le cabinet de conseils Colombus Consulting) ou encore qu’elle souhaite consommer plus localement.

Les mesures de confinement et les impératifs sanitaires semblent ainsi avoir enclenché de nouveaux réflexes, même si leur importance diffère selon que l’on vit en rase campagne ou en pleine ville. A l’aube d’un déconfinement progressif, quels changements pourra-t-on observer dans nos habitudes, nos attitudes, nos relations aux autres? Et dans quelle mesure peut-on s’attendre à ce que ces dernières s’installent durablement dans nos corps et nos esprits?

Bientôt l’exode urbain?

Parmi les habitudes qui ont évolué le plus rapidement et le plus visiblement, nos déplacements figurent forcément en très bonne place. En mars, le directeur régional des CFF pour la Suisse romande, Alain Barbey, indiquait par exemple un taux d’occupation des trains inférieur aux 10% de leur capacité. Au sein du laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL, le bureau Mobil’homme vient de lancer une étude internationale à propos des impacts de la crise sur notre mobilité.

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«Nous faisons l’hypothèse que la pandémie pourrait avoir des conséquences à court terme sur nos pratiques et nos représentations. Les usagers des transports en commun notamment pourraient souffrir du malaise d’être trop proches, des aménagements sont nécessaires en conséquence (on le voit déjà avec des aménagements cyclables temporaires, la mise à distance des gens dans les trains, etc.). Nous sommes plus précautionneux et nous pensons que la pandémie pourrait avoir des impacts à plus long terme», expose Emmanuel Ravalet, chargé du projet. L’étude courra jusqu’à la fin du confinement, mais les chercheurs recontacteront ceux qui l’acceptent en automne. «Avec un vécu du confinement difficile dans les zones densément peuplées, il n’est pas inimaginable qu’il y ait un impact sur le choix de nouveaux lieux de vie ou de logement», ajoute le chercheur.

Changements d’habitude: il n’y a pas que la contrainte

Fuirons-nous tous nos appartements? Les zones rurales ou moins densément peuplées auront-elles la cote? Il est trop tôt pour le dire. En revanche, la consommation locale a le vent en poupe. Les points de vente directe à la ferme ont vite été pris d’assaut, et selon l'étude de Colombus Consulting, 35% des Suisses estiment qu’ils changeront de critères d’achat pour des circuits courts par exemple, et 33% se positionnent en faveur de denrées locales. Mais lorsque ce choix est dicté par une restriction de mouvements, est-il réellement voué à durer? «Je ne pense pas que ce soit uniquement la contrainte qui nous incite à adopter ce genre de nouvelles habitudes. Consommer localement, dans une période anxiogène, c’est aussi se tourner vers ce que l’on connaît, c’est rassurant. Et si l’on découvre de nouvelles choses et que cela nous plaît, il n’y a pas de raison de les délaisser. Il y a également des dimensions solidaires et écologiques qui entrent en jeu, en favorisant le local», analyse Eva Green, professeure de psychologie sociale associée à l’Unil.

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«Les pratiques qui resteront seront celles qui entreront en adéquation avec le rythme de vie traditionnel des individus. Cela peut perdurer surtout lorsque des solutions sont accessibles via le digital. Comme on observe une récurrence de ces réflexes d'achats locaux en ligne, on peut faire l’hypothèse qu’ils pourront être intégrés au quotidien après le confinement», commente pour sa part Fanny Parise, anthropologue et chercheuse associée à l’Institut lémanique de théologie pratique de l’Unil. Elle a déjà conclu la phase quantitative d’une étude menée sur 6000 personnes en France et en Suisse. Parmi ses observations les plus saillantes, la réunion de deux «extrêmes»: l’hyperconnexion qui s’est accrue avec le confinement, et la relocalisation de nos habitudes de consommation. Pour illustration, rien qu’à Vevey, trois plateformes web ont permis aux habitants de faire leurs courses localement. «Cela a rendu des produits accessibles à une part de la population qui les pensait inabordables», remarque la chercheuse.

Il ressort que les interactions et les conventions sociales questionnent et angoissent les individus dans leurs projections post-confinement

Adieu, bise et poignée de main

Les premiers résultats de la recherche intitulée «Consovid-19» ne s’arrêtent toutefois pas à nos routines d’approvisionnement. «Il ressort que les interactions et les conventions sociales questionnent et angoissent les individus dans leurs projections post-confinement», détaille l’anthropologue. Devra-t-on conserver les gestes barrières, même avec les proches, et comment ne pas vexer autrui? Comment interagir dans l’espace public? «On peut supposer qu’on sera dans un excès de contact ou, à l’inverse, que les individus vont intégrer que trop de proximité corporelle au quotidien peut les mettre en danger. Donc la bise ou le serrage de main risquent de disparaître un certain temps», ajoute la chercheuse.

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Les conventions sociales dépendent d’autrui: le sociologue Emile Durkheim les définissait comme des faits sociaux sanctionnables par le collectif si un individu ne les observe pas. «Cela revient à l’idée de norme. La persistance dans le temps dépend de son intériorisation. Mais si l’on fait quelque chose uniquement pour ne pas être pénalisé socialement, on aura moins tendance à continuer. Si, en revanche, on en perçoit les effets bénéfiques, on continuera à se protéger», explique Eva Green.

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Anik Debrot, maître assistante à la Faculté de psychologie de l’Unil, coordonne pour la Suisse une recherche sur les relations sociales au temps du Covid-19. Elle a beaucoup travaillé sur la nécessité du contact physique pour le bien-être. «Nos études ont montré que dans nos sociétés occidentales, le partenaire ou la famille nucléaire sont les plus susceptibles d’être «touchés». On a finalement peu de contact physique à travers nos autres relations, ce qui est différent en Amérique latine par exemple. Les mesures sanitaires risquent ici de renforcer ce focus sur la famille nucléaire ou le partenaire.»

Changer de vie

Alors, vit-on réellement une transition vers d’autres modes d’interaction, voire d’autres modes de vie? Du côté de l’étude menée par Fanny Parise, 42% des répondants déclarent vouloir «changer de vie» à l’issue du confinement: une expression qui recouvre autant des réorientations professionnelles que de petites modifications dans les habitudes de consommation. Mais si la plupart déclarent avoir mis en moyenne deux semaines à instaurer une nouvelle routine, ne risque-t-on pas de mettre le même temps à revenir en arrière?

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«Il faut penser cela dans une double temporalité. Dans la vie quotidienne, les individus reviendront à leur routine d’avant car c’est rassurant, cohérent. Par contre, dans une temporalité plus longue, les réflexions, les aspirations qui auront émergé vont infuser dans la société et on peut imaginer qu’à moyen terme, on assiste à des changements de modes de vie plus radicaux. Ce confinement marque une rupture: on ne sait pas quand aura lieu le basculement, mais tout cela participe à une nouvelle forme de société.»