Qui se souvient qu’être lourd n’a pas toujours été une insulte? Il fut un temps, par exemple, où la valeur d’un objet était proportionnelle à sa densité. Les bois étaient massifs, les tissus étaient épais. Les bonnes idées étaient celles qui faisaient le poids, l’industrie était lourde, tout comme l’armement. Et c’est sans parler des êtres, dont la corpulence mesurait le pouvoir, l’influence et la richesse. En ce temps-là, la légèreté qualifiait les femmes et les enfants, c’est-à-dire le vice et l’irresponsabilité. Le pouvoir était du côté des poids lourds.

Et puis il y a eu les swinging sixties, la minijupe et le walkman, et c’est ainsi que le monde occidental a basculé dans la «civilisation du léger». La nôtre, celle d’aujourd’hui et de demain. C’est le propos que développe Gilles Lipovetsky dans son dernier livre, «De la légèreté», où, comme à son habitude, le philosophe-sociologue porte un diagnostic transversal et englobant sur notre époque. Qu’il s’agisse d’idées ou de technologies, d’art ou de santé, notre temps se caractériserait par un puissant désir de léger, une tendance que l’essayiste français n’hésite pas à ériger en fondement civilisationnel. «A ma connaissance, aucun livre n’a été écrit sur la légèreté», dit-il. Et pour cause: le sujet a longtemps été jugé sans intérêt, parce que synonyme de futilité. Si ce livre est possible, c’est que le léger n’est plus seulement associé à la rêverie, au vice ou à la pacotille. Il est devenu une valeur fondamentale de notre société, et aussi un impératif, un idéal. Nous sommes passés de la légèreté imaginaire à la légèreté-monde.»

Le virage des Trente Glorieuses

Ce sont les Trente Glorieuses, et l’avènement de la société de consommation, qui signent le triomphe du léger: «A compter de ce tournant, ce n’est plus l’industrie lourde qui tire la croissance et les ambitions économiques, ce sont les gadgets. Tous les objets se parent d’une image jeune et ludique, l’électroménager, la télévision, l’électronique de loisirs, l’émergence du pop dans le design, tout devient léger, dans les deux sens du terme: les nouveaux matériaux, comme le plastique, et l’accélération de la miniaturisation participent à cet allégement du monde.»

Depuis, toutes les évolutions technologiques ont persisté dans cette direction. «D’abord, la légèreté est devenue un impératif économique et écologique, porté par la miniaturisation de l’électronique et le développement de nouveaux matériaux de synthèse. Toutes les industries sont concernées, celle de l’automobile, de l’aéronautique, de l’armement, de l’électronique de divertissement, et l’on pourrait multiplier les exemples. Ensuite la révolution numérique nous emmène en deçà du léger, vers la dématérialisation, dans le «cloud». Enfin, il y a le potentiel incroyable des nanotechnologiques, la maîtrise de l’infiniment petit, avec tous les développements que cela recèle sur le plan de la santé notamment. Autrefois, le pouvoir était du côté de celui qui avait l’armée la plus lourde et la plus nombreuse. Demain, c’est celui qui maîtrisera l’infinitésimal, l’infra-léger, les composants de base de la vie, qui détiendra la plus grande puissance.»

Nous vivons à l’ère du cool, où chaque individu évolue affranchi de toute appartenance familiale ou religieus

Parallèlement, le léger est aussi devenu une valeur esthétique et sociétale. «La liposuccion est l’intervention de chirurgie la plus largement répandue, le fitness est devenu une obsession. Tout le monde semble hanté par l’idée de perdre trois ou quatre kilos. En ce qui concerne les liens sociaux, nous vivons à l’ère du cool, où chaque individu évolue affranchi de toute appartenance familiale ou religieuse.»

Une légereté lourde à porter

Bien entendu, ce mouvement de fond n’est pas pur. Il est même plein de paradoxes, relève le philosophe. Du point de vue technologique, d’abord, puisque les conditions de possibilités du léger résident encore dans le lourd: les gigantesques datacenters qui font tourner le «cloud» sont alimentés par des centrales nucléaires et des barrages, du charbon et du pétrole sorti des entrailles de la terre.

Du point de vue sociétal, ensuite, notre époque a développé des angoisses nouvelles, qui sont le revers des injonctions à la légèreté des années 60. «L’autonomie est devenue lourde à porter, parce qu’elle contraint chacun à décider de tout en permanence. Nous vivons dans l’angoisse de faire les bons choix, pour notre vie privée comme pour la consommation ordinaire. Faire ses achats est devenu synonyme de s’informer, comparer, c’est devenu un véritable travail. Enfin, la libération sexuelle a conduit à tout sauf à un échangisme généralisé. Personne ne change d’amant comme de lessive, les séparations sont très mal vécues.»

Plus la légèreté est mise en avant, plus il y a d’obèses

Et c’est sans parler du corps: «Plus la légèreté est mise en avant, plus il y a d’obèses. Plus l’on valorise la minceur, plus elle se vit mal. Les régimes occasionnent une surveillance de soi permanente, et génèrent énormément de culpabilité. Cette légèreté que l’on nous vend est tout sauf désinvolte et ludique.»

Une légerété pas insoutenable

Pour autant, Gilles Lipovetsky n’est pas de ces moralistes qui pointent du doigt l’insignifiance du monde contemporain. «Je ne suis pas du tout dans cette insupportable diabolisation du léger, qui dénonce la nullité médiatique et le kitsch de notre monde. Le léger a été un facteur considérable de consolidation de nos démocraties et un vecteur de l’individualisation de nos sociétés. Je n’imagine pas un retour en arrière. Je ne pense pas que la légèreté soit insoutenable. Etre léger, c’est aussi l’idée d’échapper à la gravité, c’est la joie, le rire, le bonheur.»

La position du philosophe, c’est que cette légèreté, pour faire civilisation, doit pouvoir se mériter. «Lorsque vous écoutez un pianiste exécuter une pièce avec une parfaite légèreté, vous assistez au produit d’un travail immense. La poésie, un alexandrin par exemple, c’est la légèreté dans la contrainte, c’est «danser dans les chaînes», comme disait Nietzsche. C’est vers cette légèreté-là qu’il faut tendre. Celle qui naît de la maîtrise. J’estime que l’école doit entendre cela. Il faut donner aux enfants, aux jeunes, le goût du travail, qui permet de dépasser la légèreté pauvre du consommateur, pour accéder, enfin, à la légèreté de l’artiste.»


De la légèreté, Gilles Lipovetsky, Grasset, Paris, 364 p.