Maladie cœliaque, villosités intestinales, enzyme digestive, intestin grêle… Sur notre carnet, avant la rencontre, on avait traduit toute une liste de mots liés à la digestion, ayant rarement eu l’occasion auparavant de les utiliser en anglais.

L’Allemande Giulia Enders est un petit miracle de l’édition. A 25 ans, cette étudiante en médecine a déjà vendu plusieurs millions d’exemplaires dans le monde de Darm mit Charme (le Charme discret de l’intestin), dont plus de 400 000 en France. Sorti au printemps, l’ouvrage se classe depuis, semaine après semaine, sur le podium des meilleures ventes. Et pourtant, ce n’est pas une histoire à l’eau de rose légèrement érotique sur un intestin qui rencontrerait l’amour malgré les adversités, ou un récit scatologique rabelaisien, même s’il y a, de temps en temps, les mots «caca» et «prout». Non, Enders a écrit un ouvrage de vulgarisation scientifique, tout à fait sérieux, sur l’importance de l’intestin pour notre corps et notre mental avec l’idée que digestion bien ordonnée commence par soi-même.

Un peu tabou

De passage par Paris pour un colloque à l’Institut Pasteur, on la retrouve dans les locaux d’Actes Sud, dans le VIe arrondissement. Souriante, pimpante, ce petit format s’émerveille du bureau où on s’installe, rempli de livres pour enfants. La voix est heureuse, et on est frappé par son ton riant, ce bonheur enfantin, pur, qu’elle dégage. Elle tente d’expliquer son succès: «Les lecteurs regardent leurs corps de manière différente, plus positive, alors que, souvent, l’intestin, la digestion, c’est dévalorisé, un peu tabou.» Elle décrit l’importance du tube digestif, de la bouche au rectum, avec méthode et passion et loue «l’architecte intérieur de nos entrailles», un «deuxième cerveau».

Giulia Enders ne propose aucune solution miracle pour une vie sans mal de ventre, diarrhée ou autre constipation. «Beaucoup de gens sont un peu fatigués qu’on leur dise tout le temps quoi faire. Je ne suis pas là pour donner des ordres. J’essaye d’expliquer, et, alors, si c’est logique, je peux distiller des conseils, comme la manière de s’asseoir aux toilettes par exemple.» Car, sachez-le, on ne fait pas caca correctement. Notre défécation serait bien plus heureuse si on était un peu accroupi, le bassin courbé, à la turque, plutôt que d’être assis à angle droit. Comme vous n’allez pas refaire toute la plomberie, une solution s’offre à vous, au moment de vous rendre sur le trône, posez vos pieds sur un petit tabouret, cela rééquilibrera votre position.

Deux épiphanies l’ont poussée à étudier les intestins. A 17 ans, «sans aucune raison apparente», une plaie apparaît sur sa jambe droite. Malgré les pommades, ça ne guérit pas. Après plusieurs mois de recherches, elle en déduit que c’est sans doute dû à une mauvaise réaction à des antibiotiques. Et réalise alors que le savoir est une arme, décide de faire médecine. Puis, en première année, elle croise dans une soirée «un garçon qui avait l’haleine la plus fétide qui soit». Le lendemain, elle apprend qu’il s’est suicidé. «Se pouvait-il qu’une digestion défaillante, en plus de dégager cette odeur, influence notre état psychologique?» Attristée, Enders décide de s’intéresser au sujet, découvre que nos entrailles ont une influence sur nos humeurs.

Traîner à la maison

En 2012, la jeune étudiante gagne un concours d’éloquence scientifique. Sa vidéo de présentation est vue des centaines de milliers de fois. Les médias germaniques adorent, forcément, cette jolie fille qui parle d’intestins. La belle histoire peut commencer. On lui propose d’écrire sur le sujet. «Ça a été une expérience étonnante, explique-t-elle. En médecine, si tu veux apprendre plus, tu travailles plus. Pour ce travail créatif, j’ai dû accepter l’idée qu’il fallait parfois faire des pauses, sortir se reposer l’esprit pour que l’idée vienne.» Elle est désormais riche, se moque un peu d’elle-même: «En allemand, on a une expression, «aus Scheisse Gold machen", j’ai transformé la merde en or.»

Sa sœur, Jill, 31 ans, a joliment illustré l’ouvrage et a été sa première relectrice. «Pour quelqu’un qui préfère plutôt traîner devant la télé qu’ouvrir des livres, elle a de vraies qualités d’écriture», s’enthousiasme son aînée. Toutes deux vivent près de la frontière française, à Karlsruhe, et résident l’une en face de l’autre. «On pourrait se parler avec un téléphone à boîte de conserve», s’amuse la cadette. Les deux frangines ont grandi à Mannheim, dans la même région, élevées par leur mère, divorcée, éducatrice artistique dans les écoles. Elle ne parle pas de son père. L’étudiante en médecine, très famille, un peu casanière, a le même petit copain, un ingénieur, depuis le lycée. Les voyages ne l’intéressent pas plus que ça, elle préfère traîner à la maison, sur son lit, à s’extasier sur les textures de son mur blanc. «Rien qu’en observant mes mains, je peux ressentir beaucoup d’émotions très rapidement.» Elle a vécu, tout de même, un an aux Etats-Unis, à la fin du lycée, dans la grande banlieue de Chicago. Elle sourit: «J’avais pris 15 kilos, je trouvais que ça m’allait pas mal.» Elle apprécie la capacité des Américains à poser des questions, à ne pas avoir peur de ne pas savoir, trouve les Allemands trop cyniques.

Doctorat en microbiologie

«Elle est très souriante, mais c’est une rebelle tout de même, juge son éditrice française, Martina Wachendorff. Elle ne prend pas de gants, parle de l’abus des antibiotiques, de l’alimentation industrielle, etc.» Giulia Enders critique une société devenue trop hygiéniste, au point que l’on perde nos protections naturelles. L’étudiante tente de combattre la peur des bactéries. «95% d’entre elles ne sont pas dangereuses pour nous». Elle-même ne prend pas une douche tous les jours. En plus de ses études de médecine, elle termine un doctorat en microbiologie sur une nouvelle bactérie qui s’attaque au cerveau. L’auteure à succès a encore sept ans devant elle avant de devenir gastro-entérologue, et espère, de tout cœur, qu’elle deviendra «un bon docteur». Elle trouve qu’elle n’est pas particulièrement brillante, a simplement décidé un jour, au collège, de travailler, pour montrer à tous les «vantards premiers de la classe [qu’elle] aussi pouvait y arriver».

Giulia Enders boit très peu d’alcool, ne fume pas, ne prend pas de drogue, consomme le moins possible de gluten, de viandes et de produits laitiers, préfère les fruits et légumes bio. Tellement parfaite et stable, en apparence, on pourrait la trouver ennuyeuse, voire énervante. Même pas, elle est, simplement, attachante. Et puis, la future médecin ne veut forcer personne à l’imiter, «c’est à chacun de trouver son équilibre». Pour le sien, ça va, on n’est pas trop inquiet.

Profil

1990 Naissance à Mannheim.

2012 Gagne le «Science Slam».

2014 Parution en allemand de Darm mit Charme.

2015 Publication de l’édition française, le Charme discret de l’intestin (Actes Sud).