Antonio Ordonez, un des plus grands matadors de l'histoire de la corrida, est mort à Séville samedi. Il avait 66 ans et souffrait d'un cancer du poumon. Ses cendres seront répandues lundi en Camargue et dans les arènes de sa ville natale, Ronda, arènes dont il était le propriétaire et qui sont les plus anciennes d'Espagne. Il était le fils d'un des plus célèbres matadors des années 20, El Nino de la Palma, qui inspira Hemingway pour créer le personnage de Pedro Romero dans Le soleil se lève aussi. Ami de l'écrivain, Ordonez avait commencé sa carrière à l'âge de 19 ans, à Madrid. Son palmarès a été l'un des plus brillants avec 2058 toros tués. Après une décennie de gloire absolue, il annonce son départ en 1962, mais il continuera en fait jusqu'en 1981 quand il se retire enfin pour se consacrer à l'élevage de toros. Au contraire de son beau-frère et grand rival Luis Miguel Dominguin, Ordonez s'est toujours tenu à l'écart de la vie fastueuse et des scandales. Il était également l'ami d'Orson Welles, dont les cendres reposent depuis 1987 dans sa propriété à Ronda.

Le journaliste Jean Lacouture, grand amateur de tauromachie et auteur de nombreuses chroniques sur cet art*, a assisté à de nombreuses corridas conduites par Antonio Ordonez. Il évoque pour nous le souvenir que lui laisse le matador.

Le Temps: Qu'est-ce qui distinguait Ordonez des grands matadors?

Jean Lacouture: Pour moi, sa grandeur tenait à la noblesse qui imprégnait chacun de ses gestes. Cette tragédie qu'est la corrida, dont le principal rôle est tenu par l'animal et qui se situe entre l'art et un rituel quasi religieux, ne se sauve de son caractère criminel que par la noblesse, par un certain hiératisme du geste. La moindre touche de vulgarité lui rend ce caractère criminel. Or Ordonez était un homme dont les gestes étaient le plus éloignés possible de la vulgarité.

– On dit qu'Antonio Ordonez était une légende. Qu'est-ce qui fait qu'on devient une légende en tauromachie?

– La légende, c'est Manolete, parce qu'il est mort dans l'arène. C'est ce qui confère cette dimension de légende. Ordonez, lui, était un maître, plutôt. Il lui manquait ce quelque chose de si mystérieux qui est lié à la mort, à l'inexplicable. Ce qui limite la grandeur d'Ordonez, c'est qu'on peut expliquer, décrire tout ce qu'il faisait. Il y avait une nécessité profonde à sa manière de «dessiner», de «chanter» dans l'arène. Certains disent que c'était presque trop clair. Il lui a manqué un certain mystère, une charge poétique Alors qu'on ne pouvait pas expliquer l'empire de Manolete sur les foules. Ordonez a été blessé 24 fois. Cependant ce n'était pas un intrépide. Il avait certes du courage face à la bête, mais il était aussi capable d'abandonner si ça n'allait pas comme il voulait. Je dirais qu'il n'avait pas le pundonor, comme on dit en espagnol, cette capacité qui fait qu'au pire moment, on tient le coup même si on doit se faire tuer. Il demeure que c'est le plus grand artiste que j'aie connu, si on excepte Manolete que je n'ai vu qu'en film et qui était nettement inférieur à la beauté plastique d'un Ordonez. Ce dernier, lui, avait le rythme. Il y a deux types de toreros, les «dessinateurs» et les «musiciens». Il y a ceux qui font les gestes exacts, bien «dessinés», superbes, mais parfois sans le rythme musical. Et il y a ceux qui ont ce rythme, sans toujours l'exactitude des gestes. Ordonez était à la fois grand dessinateur et grand musicien. Il avait surtout le rythme. Il accordait son geste à celui du toro, à sa charge, à sa démarche avant, peu à peu, d'amener la bête à adopter le rythme qu'il avait choisi, lui, ce qui constitue la clé de la tauromachie.

– Quelles émotions suscitait en vous une corrida conduite par Ordonez?

– Ce sont des émotions plastiques et musicales. C'est l'émotion de la beauté, comme devant un beau Velasquez.. Dans la corrida, il y a en plus la tragédie, la présence de la mort, même si, pour ma part, j'y goûte tout autant si le taureau ne meurt pas. Ainsi, avec Ordonez, la mise à mort n'était pas sa meilleure partie. Il ne se donnait pas à fond. C'est pour ça qu'il est mort dans son lit. Il savait se profiler de façon à ce que la corne ne menace pas tout à fait l'aine droite, là où elle passe le plus près du corps. Il restera cette petite ombre: il était trop malin au moment de la mort, il n'avait pas le sens de la mort.

– L'avez-vous rencontré?

– Je l'ai rencontré à trois ou quatre reprises. Notamment lors d'un colloque sur la tauromachie en Espagne. J'avais exprimé cette idée qu'il y a les toreros «dessinateurs» et les «musiciens». Or Ordonez et Luis Miguel Dominguin, m'avait-on signalé, étaient dans la salle. On imagine mon émotion. J'ai développé mon propos et conclu en disant: avec les deux plus grands, nous avons le type absolu du grand dessinateur en Dominguin, et du grand musicien en Ordonez. Or j'ai compris plus tard qu'il avait été assez vexé que je ne l'aie pas reconnu comme le roi des deux disciplines. Lors d'une rencontre à Paris, il m'a rappelé que je ne l'avais pas jugé bon «dessinateur». Sans le vouloir je m'en étais fait un ennemi. Je me suis donc contenté de l'admirer de loin!

– Y a-t-il aujourd'hui des matadors de la veine d'un Ordonez pour assurer la pérennité de l'art?

– Il y a actuellement quelques très bons toreros. Le plus magistral est Enrique Ponce. Il sait tout faire, mais il a trop de facilité et il n'a jamais été blessé, ce qui reste un test. Il y a Cesar Rincon, un paysan colombien, qui a un courage fantastique, un Madrilène Joselito, un autre jeune José Tomas, et surtout un génie de 17 ans, El Juli, qui vient d'avoir l'alternative, le droit de tuer les toros, à Nîmes. Ce sont eux qui attirent les foules vers cette chose archaïque, indéfendable, barbare et merveilleuse qu'est la corrida.

Propos recueillis par Myriam Meuwly

* Signe du taureau, Julliard.