En son temps, voilà deux siècles et demi, Clara était une énorme star, et pas seulement parce que son poids approchait les 3 tonnes. Elle a sans doute été la première vedette dont les tournées étaient annoncées par des campagnes d'affichage, et les représentations suivies de la vente de produits dérivés. Grâce à elle, son agent a accumulé une fortune, obtenu un titre aristocratique et eu les faveurs des têtes couronnées de l'Europe entière. Autant dire que Clara, femelle rhinocéros morte à 21 ans d'avoir trop mangé de pain, était un sacré people. Voici son histoire, telle qu'établie par une jeune universitaire britannique, Glynis Ridley, dans un plaisant ouvrage qui vient de paraître à Londres.

Si les Romains avaient, semble-t-il, réussi à acclimater quelques rhinocéros africains dans la capitale de leur empire, il y a de cela deux millénaires, le mastodonte caparaçonné est resté inconnu en Europe jusqu'au XVIe siècle. En 1515, un spécimen a été débarqué au Portugal, dessiné (les esquisses ont inspiré une célèbre gravure à Dürer) avant de se noyer peu de temps après lors d'un voyage maritime vers Rome, où il devait être offert au pape. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, seul huit rhinocéros ont survécu à leur capture, puis à leur voyage vers l'Europe. Tous sont promptement décédés, faute d'une bonne alimentation et de soins appropriés. Seul l'un d'entre eux a prospéré au-delà des espoirs de son propriétaire: la belle et imposante Clara.

Clara n'a que quelques mois lorsque sa mère est tuée par des chasseurs du côté d'Assam, dans le nord-est de l'Inde. Elle est recueillie par le directeur régional de la Compagnie néerlandaise des Indes, qui l'élève comme un animal domestique, la faisant même entrer dans le salon à l'heure des repas, histoire d'épater les convives. A l'occasion d'une visite, un capitaine de la même Compagnie des Indes, Douwemout Van der Meer, est sidéré par le jeune mammifère, tout à fait accoutumé à la présence humaine. Clara appartient à l'une des cinq espèces de rhinocéros: l'indienne, qui se distingue notamment par sa grande taille et son unique corne fichée sur la tête. Entrevoyant le parti qu'il pourrait tirer d'un tel animal en Europe, le capitaine Van der Meer l'achète en 1741, l'installe sur son bateau et vogue vers le port de Leyde via le cap de Bonne-Espérance.

Enduite d'huile de poisson pour échapper à la déshydratation, nourrie à foison d'herbages, Clara développe pendant le voyage un goût, si ce n'est une accoutumance à la bière et aux feuilles de tabac, la vie de marin étant ce qu'elle est. Elle gardera sa vie durant ce régime alimentaire, à raison d'un demi-quintal de nourriture par jour, avec un faible supplémentaire pour les oranges, alors denrée rare sur le continent européen. Van der Meer installe sa protégée dans un enclos près de Leyde, puis prépare dans les moindres détails son projet, aussi ambitieux que risqué: la tournée européenne de Clara.

Sur le papier, l'idée est littéralement fabuleuse. A l'exception de quelques individus, la population européenne n'a en ce XVIIIe siècle jamais vu de près ou de loin un rhinocéros, alors monstre de légende, dont la réputation effrayante est amplifiée par son assimilation au Behemoth du livre de Job. Entrepreneur habile, Van der Meer conçoit des affiches qui mettent en exergue la terrible dimension biblique de son gros poupon, alors toujours en pleine croissance. Rappel est fait des écrits de Pline, qui présentait le rhinocéros comme un furieux éventreur d'éléphants.

Les préparatifs durent cinq ans, le temps aussi que Clara atteigne une taille respectable. En 1746, la femelle rhinocéros s'installe dans un véhicule pensé pour elle, un char tiré par huit chevaux, puis s'en va sur les routes chaotiques du Saint Empire romain germanique, direction Berlin. Le succès de Clara, extraordinaire nouveauté naturelle, est immédiat en ce siècle des Lumières. Frédéric II le Grand vient par deux fois admirer l'animal unicorne. Le mathématicien Maupertuis, alors au service du roi de Prusse, voit dans Clara une preuve de l'existence de Dieu, qui a su donner à la Nature une diversité infinie.

De Berlin, l'animal et son maître partent à Vienne, où Van der Meer est anobli par la famille royale. En avance sur son époque, qui ne connaît pas encore la notion de copyright, le capitaine demande des royalties aux artistes qui désirent dessiner Clara sur le vif. Il module ses prix d'entrée selon le revenu des visiteurs et, à la sortie des représentations, propose à ces mêmes spectateurs des souvenirs à des prix divers. En mars 1848, de passage à Zurich, Van der Meer vend bon marché des gravures sur bois de Clara (2 groschen), plus cher des gravures sur cuivre (2 batzen) et encore plus cher des médailles commémoratives (12 batzen). La Suisse est le seul pays où l'entrepreneur hollandais est contraint de fixer ses prix d'entrée avec l'accord des autorités locales, en l'occurrence celles de Berne, Zurich, Bâle et Schaffhouse.

D'étape en étape, de pays en pays, du carnaval de Venise à la cour de Versailles, la silhouette généreuse de Clara est apposée sur des porcelaines, sur des miniatures (dont une du Genevois Jean-Etienne Lyotard) ou des peintures à l'huile (Pietro Longhi). Elle est mille fois estampée ou sculptée, et se glisse dans l'Encyclopédie de Diderot, l'Histoire naturelle de Buffon ainsi que les Mémoires de Casanova. Elle sert de support à des pendules et à d'innombrables discussions philosophiques. Suscitant une «rhinomania» lors de son passage en Ile de France, au printemps 1749, Clara et sa corne inspirent coiffures et vêtements aux Françaises. A la longue, bien sûr le baron Van der Meer devient richissime. Il s'offre même le luxe de fixer un prix exorbitant (100 000 écus) pour la vente de son rhinocéros à Louis XV, qui entend garder Clara auprès de lui. Affreusement vexé, le roi de France est contraint de refuser le prix du Hollandais roué.

Qu'importe: en 1749, trois ans après que Van der Meer eut pris la route, sa fortune est faite. Il la consolidera jusqu'en 1758, année de la mort de Clara, laquelle aura vaillamment supporté douze années de tournées incessantes, par toutes les saisons et sur toutes les routes, mais pas le pain fermenté de Londres. Ses os doivent être encore dans un musée de la capitale britannique, mais nul ne les a jamais retrouvés.

«Clara's Grand Tour», Glynis Ridley, Atlantic Books, Londres.