Selon la dernière étude PISA* parue en 2019, 15% des jeunes Suisses de 15 ans interrogés déclarent avoir subi des moqueries, 11% disent avoir été cibles de rumeurs et 7% de violences physiques. Le harcèlement entre élèves est une problématique épineuse au sein de laquelle une multiplicité d’acteurs interviennent: élèves, parents, enseignants, politiques publiques…

Peu après la journée internationale contre les violences et le harcèlement en milieu scolaire qui se tenait début novembre, la HEP Vaud, la Haute Ecole de Travail social et de Santé lausannoise et l'ONG Action Innocence ont annoncé la mise en place d'une formation en la matière pour les enseignants romands. Alors quel état des lieux peut-on dresser du phénomène et de sa prévention en pleine pandémie? Le Temps s’est entretenu avec Zoé Moody, professeure à la HEP Valais et collaboratrice au Centre interfacultaire en droits de l’enfant de l’Unige, et Jennifer Lugon, cheffe de projet «Harcèlement-intimidation et violences entre élèves: prévention en milieu scolaire» à l’Unité de promotion de la santé et prévention en milieu scolaire (PSPS) de l’Etat de Vaud.

Le Temps: Certains cantons ont mis en place des politiques de prévention et de traitement du harcèlement, preuve d’une prise de conscience depuis quelques années. Quels sont les «outils» employés actuellement dans les établissements?

Zoé Moody: La prévention passe par deux grands niveaux: d’une part, les actions spécifiques, soit parler du harcèlement, de ses conséquences, de la mise à l’écart, éduquer aux comportements adéquats en ligne, etc. Bien sûr, il est insuffisant de n’y consacrer que quelques journées dans l’année. Il s’agit donc de conjuguer cela à des actions visant à améliorer le climat de classe, à s’accorder sur des valeurs communes, en étant conscient de nos différences mais aussi de nos ressemblances, pour véritablement prévenir le phénomène.

Jennifer Lugon: Nous avons des responsables cantonales spécifiquement sur cette thématique qui s’inscrivent dans une dynamique lancée en 2012. Ancré dans les priorités de la politique publique du canton, le dispositif vaudois se déploie dans l’ensemble des établissements de la scolarité obligatoire puis post-obligatoire pour la prise en charge des situations: amélioration du repérage, formation des professionnel∙le∙s, création d’une équipe d’intervention dans chaque école et personne référente, politique d’établissement, protocole, suivis.

Et y a-t-il une méthode de prévention plus employée qu’une autre?

Z. M.: La méthode la plus en vogue en Suisse romande est celle dite de la «préoccupation partagée» (MPP). Elle a été développée par un chercheur suédois, Anatol Pikas, qui travaille sur les logiques de harcèlement comme dynamiques de groupe. Dans ce cadre, le terme d’élève cible est préféré à «victime» et l’on postule qu’il n’y a pas vraiment d’auteur ou d’agresseur, mais un ensemble de témoins.

J. L.: La MPP est une approche non blâmante, afin de minimiser les risques de stigmatisation et de représailles. Elle permet de briser l’effet de groupe par de brefs entretiens individuels avec les autres élèves et de faire en sorte que la situation de souffrance cesse pour l’élève cible, élève à qui un accompagnement est également fourni en parallèle.

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Une école privée, l’Institut international de Lancy (GE), a annoncé récemment qu’elle emploie la méthode finlandaise KiVa, également basée sur la préoccupation des pairs et utilisée dans 90% des écoles finlandaises. En quoi diffère-t-elle?

Z. M.: Elle met davantage l’accent sur la prévention, dans l’idée que si les élèves développent leurs compétences d’empathie, ils percevront mieux la souffrance d’une victime. On sait que les auteurs de harcèlement ont une empathie peu développée, donc on limite les risques d’émergence et d’ancrage du harcèlement.

J. L.: Théoriquement, la méthode KiVa se base sur le concept de «bullying», dans lequel l’intention de nuire est centrale. Cependant, dans les cas de harcèlement-intimidation, elle est loin d’être toujours avérée. Dans ce sens, la méthode de la préoccupation partagée est capable de prendre en compte l’ensemble de ces situations.

Le consensus de la recherche se focalise désormais sur le système ou le contexte qui rendent possible le harcèlement

Zoé Moody

Globalement, on sort donc de la dichotomie auteur-victime…

J. L.: Les phénomènes de harcèlement-intimidation se caractérisent principalement par l’effet de groupe. L’approche consiste donc à donner aux élèves rencontré∙e∙s en individuel la possibilité d’œuvrer à ce que la situation s’améliore pour leur camarade (élève cible). Par ailleurs, il est important de préciser qu’il n’y a pas de profil type, c’est donc bien le déséquilibre des forces qu’il s’agit de contrecarrer.

Z. M.: Il y a eu une approche très psychologisante durant plusieurs années, avec ces profils d’auteurs ou de victimes, mais le consensus de la recherche se focalise désormais sur le système ou le contexte qui rendent possible le harcèlement. C’est une approche plus sociologique, voire pédagogique: on constate que l’école est un terreau fertile à l’apparition de ce genre de phénomène, on doit le prévenir, agir de manière à éviter que cela arrive ou réussir à ce que le phénomène fasse le moins de mal possible, puis s’arrête. Tout en sachant qu’il est possible que cela revienne.

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L’année scolaire 2020-2021 aura été pour le moins particulière, entre port du masque en classe et période d’école à distance. Ces bouleversements ont-ils un impact sur le harcèlement entre élèves?

Z. M.: Nous n’avons pas encore de données à ce sujet. En revanche, il faut savoir que le harcèlement, quels que soient les chiffres, est corrélé avec le climat de classe, la manière dont les élèves s’entendent entre eux. Le harcèlement émerge sur la base d’un système de relations entre les pairs, il est donc assez évident que dans le cadre de ladite «continuité pédagogique», l’organisation de la classe est différente avec des écrans interposés. C’est à la fois un répit pour certains qui étaient harcelés au quotidien et qui ont pu s’extraire de cette logique, mais ça ne veut pas dire qu’elle s’est arrêtée. On sait depuis longtemps que le harcèlement se poursuit en ligne.

Dans ce cas, il est aussi plus difficile à déceler pour les enseignants…

Z. M.: Un enseignant, même s’il est entraîné à repérer les signaux faibles du harcèlement, voit sa tâche compliquée à distance. Et c’est une autre hypothèse, mais durant le confinement certains enseignants ont peut-être mis l’accent sur la transmission de connaissances et moins sur les activités pour apprendre à se connaître, cultiver des points communs, développer des compétences psychosociales. Il fallait mettre des priorités d’une part, établies sur la base des connaissances disciplinaires à acquérir, et d’autre part il y avait la difficulté de ne pas être en présence.

J. L.: Travailler en amont sur le repérage, en outillant les professionnel∙le∙s, est primordial. En cette période particulière, il est judicieux de réactiver ce qui a été développé lors des formations, non seulement pour détecter mais aussi renforcer le sentiment de confiance des élèves afin que celles-ci et ceux-ci sachent à qui parler. Un autre axe mobilisable est de croiser les regards au sein de la communauté éducative (élèves, professionnel∙le∙s, parents) et de ne pas rester seul en cas de situation problématique.

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De manière générale et si les écoles devaient refermer, que peuvent faire les parents à la maison?

J. L.: Susciter la discussion. Nommer, en parler et accompagner. La relation de confiance et des messages clairs constituent un socle pour que les enfants osent parler de ce qu’elles et ils vivent, que ce soit à leur(s) parent(s), à leurs enseignant∙e∙s ou à des personnes ressources de l’école qui sont formées pour accueillir ces témoignages et agir de manière adéquate en se basant sur ce qu’apportent les élèves.

Z. M.: L’éducation aux médias et le cadre de leur utilisation est la meilleure prévention. Un jeune qui se fait harceler et dont les parents l’obligent à rendre son portable à 20h, c’est un enfant qui ne se fait pas réveiller à 2h du matin par des insultes. Maintenant, ça n’enlève rien à la violence lorsqu’il la découvre à 7h. Il n’y a pas de solution miracle, mais on essaie de préserver en tout cas le sommeil et de ne pas laisser le harcèlement interférer 24h/24. J’ajoute que le harcèlement n’est pas une fatalité: si des méta-analyses montrent les conséquences graves à long terme, elles indiquent également que des victimes s’en remettent. Il y a une forme de résilience liée au soutien reçu en famille ou parfois de quelques élèves ou enseignants seulement, et par le fait que la souffrance a été validée, identifiée comme anormale.

Pour aller plus loin, un épisode de notre podcast «Brise Glace»:


* Enquête internationale sur les compétences et connaissances scolaires des élèves menée tous les trois ans.