Jef: Je m’attendais à tout sauf à ce qu’elle vienne. On avait coupé les ponts pendant très longtemps. J’avais cherché à la joindre avant d’être incarcéré mais elle refusait de répondre à mes appels et quand elle y répondait, c’était pour m’envoyer balader. Quand je l’ai vue arriver au parloir, je me suis dit qu’elle venait pour se moquer ouvertement de moi, me narguer et me dire: «Ah tiens, regarde ce que tu es devenu sans moi, si on était restés ensemble, peut-être que ça ne serait pas arrivé.» Je m’étais même dit que c’était de la curiosité malsaine. Pour moi, elle était la bourgeoise qui venait s’encanailler en prison.
C: Il faut dire que je n’avais jamais connu de personnes incarcérées avant lui. Pour moi, la prison était réservée aux petits jeunes de banlieue. C’est étrange, j’ai grandi à Puplinge, à deux pas de la prison de Champ-Dollon. Elle était de l’autre côté de la route mais, pour moi, elle était à des années-lumière. Le directeur de l’établissement pénitentiaire était aussi le maire de mon village. Mes parents avaient eu l’occasion, grâce à des associations, d'entrer dans la prison un jour pour la visiter.
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Mon père était outré en ressortant, il répétait: «On se tue à la tâche comme des imbéciles, on galère à la fin du mois pour nourrir sa famille pendant qu’eux [les prisonniers], ils ont une salle de sport et trois menus au choix.» J’ai donc grandi avec ce fantasme-là. En arrivant, j’ai plongé dans un monde que je ne connaissais pas, que je fantasmais à travers des films. Lors du premier parloir, je me suis dit que je n’étais clairement pas de ce monde. Tout était spécial et bizarre, je m’attendais à le voir dans sa combinaison orange, comme dans les films américains.
J: Lors de sa première visite, j’étais encore avec ma compagne de l’époque. Elles sont arrivées en même temps, je me suis donc retrouvé face à ma copine actuelle et à mon ex, ça a été mon procès indirectement, les deux me sont tombées dessus. J’en ai pris plein la gueule… J’ai fini par me séparer de ma copine, et je ne pensais plus qu’à voir Céline. Je me réjouissais qu’elle m’écrive, d’avoir de ses nouvelles.
C: Notre histoire était épistolaire au départ. A l’époque, j’étais encore avec mon ex-mari. J’ai dû longuement marchander avec lui pour qu’il accepte que j’écrive à Jef. Dans nos lettres, nous parlions de tout et de rien, de la vie qui passe. Je remplissais des feuilles blanches de banalités ne sachant pas exactement comment communiquer avec lui qui ne voyait plus la vie dehors. Puis j’ai commencé à lui rendre visite plus régulièrement. Tant qu’on n’était pas ensemble, j’essayais d’y aller une fois par mois. J’ai fini par me séparer de mon mari.
Dès lors que nous avons officialisé notre relation, je me rendais au parloir le mercredi et le samedi puis tous les week-ends. Notre histoire, on l’a construite en prison. J’avais mon rythme: le travail, les parloirs, tout en continuant à avancer dans ma vie. J’avais l’impression de vivre prison, de manger prison, de boire prison, d’appeler prison et au final trois ans se sont déroulés ainsi.
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J: Dans certains établissements par lesquels je suis passé, c’était plus compliqué d’entretenir cette relation. Certains détenus arrêtaient de voir leurs proches car les visites trop régulières engendraient quasi systématiquement des fouilles à nu. J’étais fouillé neuf fois sur dix. C’était très dur de supporter ça à chaque fois. Ce qui était très dur aussi, c’était l’absence quasi totale de relation sexuelle. C’est de la folie, une frustration complètement dingue. L’acte sexuel est interdit, donc on culpabilise. Quand on retrouve la femme qu’on aime, il est pourtant normal qu’on ait envie de faire l’amour avec elle ou au moins de la toucher. Si on se fait choper, c’est la honte. Comme à l’école. On est totalement infantilisés.
Quand on retrouve la femme qu’on aime, il est normal qu’on ait envie de faire l’amour avec elle ou au moins de la toucher. Si on se fait choper, c’est la honte. On est totalement infantilisés
C: L’administration pénitentiaire n’a pas cette humanité de dissocier la situation des détenus de celle des compagnes. Notre sort dépend parfois de l’attitude et de la bienveillance des surveillants. Je me souviens d’une en particulier qui était bien plus tolérante que les autres. Elle savait qu’on laissait passer des cigarettes et fermait les yeux, mais nous interdisait catégoriquement d’amener de la viande pour éviter les avaries et les intoxications alimentaires des prisonniers. C’est elle qui m’a fait comprendre implicitement que lors des parloirs, les relations sexuelles étaient «possibles».
Elle m’avait interpellée en me disant: «Mais vous fichez quoi, vous vous mettez toujours dans les cabines les plus exposées alors que si vous vous mettiez dans celle-là, au fond, vous seriez tranquilles au moins quinze minutes… le temps que les autres familles soient raccompagnées.» J’étais peut-être très innocente, mais pour moi, on se lançait dans une histoire sans rapports sexuels tant qu’il n’y aurait pas de structure à disposition. Ces gens-là sont une force. Grâce à eux, on arrive dans un univers moins froid, on sait qu’on aura au moins droit à un bonjour, à une salutation presque amicale.
J: Il est vrai qu’en prison, on oublie complètement la notion de pudeur. Je me souviens d’un établissement pénitentiaire où certains détenus utilisaient des draps afin de cacher les vitres du parloir pour être tranquilles avec leur compagne. Certains gardiens fermaient les yeux, d’autres bien moins. Ce qui est aussi très dur, c’est de ne pas pouvoir agir sur le dehors. On se trouve totalement impuissant. La vie rythmée à la seconde près nous abrutit vite sans que l’on s’en rende compte. Tout cela n’aide pas à faire des projets…
C: Pour moi, il fallait assumer dès le début si on voulait se lancer dans une histoire. Mes parents l’ont assez mal pris, ils connaissaient déjà Jef de réputation donc ç’a été assez difficile de leur faire comprendre. Mais je n’ai jamais eu de tabou, j’ai toujours répondu aux questions, j’en ai toujours parlé ouvertement.
J’ai toujours dit à mes amis que je comprendrais s’ils n’acceptaient pas. La plupart d’entre eux étaient dubitatifs: ils connaissaient ma relation passée avec Jef mais, quelque part, je me suis toujours dit qu’il s’agissait de ma vie, de mes choix. J’ai deux enfants issus de relations précédentes. Ils ont ressenti à un moment le besoin de rendre visite à Jef, un peu comme pour se rassurer du choix que j’avais fait et l’ont accepté.
J: Mes enfants sont aussi venus me voir pendant toute la durée de ma détention par le biais des associations. Une fois par mois. Nous avons pu garder un semblant de contact, mais il était compliqué de communiquer. Les parloirs se déroulaient toujours en présence d’un bénévole du relais. Ils ont 18 et 20 ans aujourd’hui et nous entretenons des rapports assez distants. Quand on se retrouve en mode taulard d’un coup, en vieux jogging, ce n’est plus la même chose, on se montre sous un jour à peine humain. C’est très difficile. Céline, par exemple, m’a rencontré à un moment de ma vie où j’étais encore patron de bar. A l’époque, tout allait bien, je me montrais sous mon meilleur jour.
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C: J’avais souvent tendance à dire: «La prison c’est dur, mais la sortie, c’est encore plus dur.» Le fait qu’on soit ensemble deux ans après sa libération, ça donne pas mal d’espoir. La plupart des couples se séparent peu de temps après. Quand Jef est sorti, ils étaient 12 à avoir été libérés. Nous sommes le seul couple à avoir tenu, mais ce n’est pas toujours simple. Pour celui qui a été enfermé, il n’y a pas eu de progression dans son histoire. Lui, au final, est rentré tel jour et c’est comme s’il était sorti le lendemain.
Celui qui est libre se retrouve à tout gérer seul mais continue à avancer en fin de compte. Ce choc est très violent entre un détenu et sa compagne. Et selon moi, celui qui sort va forcément péter les plombs. Il y a tellement de frustration, de rage, de colère par rapport à la société, par rapport à tout ce qu’il a enduré, par rapport à cette incompréhension, c’est comme s’il était dans une cage et que tout à coup on le laissait tout gérer seul: la paperasse, retrouver un travail. Il devient une bombe qui doit exploser.
D’un côté, Jef m’a protégée. Pendant un an quasiment après sa sortie, il a essayé de me montrer une reconnaissance en contrôlant son désarroi mais il m’a très vite vue comme la prolongation du gardien de prison, comme si on m’avait donné les clés de la cellule et qu’elle avait été redécorée en appartement plus grand. Au final, pendant un an, j’étais sa gardienne, à contrôler ses moindres faits et gestes par peur qu’il ne respecte pas toutes les conditions de sa liberté, les rendez-vous avec les juges, avec les conseillers pénitentiaires d’insertion… Je suis devenue la seule personne qui le renvoyait à la prison.
J: Quelque part, on s’en veut et on en veut à tout le monde, y compris à la personne qui nous a vu dans cette situation d’échec et de souffrance. Je peux comprendre ces hommes qui, après la prison, ont envie de se séparer de leur compagne, comme pour faire table rase du passé. Tout ce ressentiment, toute cette haine il faut qu’ils ressortent et le témoin qui nous a vu sous nos faces les plus sombres, c’est la compagne, donc c’est un peu sur elle qu’on se venge, qu’on défoule sa colère, en lui manquant de respect, en devenant très agressif verbalement.
Puis il y a la déception aussi. Quand on est dedans, on se dit que tout se passera nécessairement mieux dehors et que ce sera la fête. Et puis là on se retrouve dans des situations où la compagne devient soit votre gardienne, soit votre mère. Il faut gérer les proches, les beaux-enfants qu’on ne connaît pas forcément. On arrive dans une famille déjà constituée avec ses rites et ses codes, on devient un peu l’intrus et on le comprend vite, à partir de là, il arrive que certains pètent les plombs. C’est la même logique pour ceux qui retrouvent leur famille, même quand ils retrouvent leurs propres enfants, le sentiment d’abandon se paie.
Aujourd’hui, j’arrive à voir les plaisirs sur le court terme. Sur le long terme, la route est un peu barrée. Pour l’heure, je ne peux me déplacer qu’en France et en Suisse.
C: J’ai toujours pensé qu’on allait m’appeler un jour pour m’annoncer qu’il était mort, qu’on l’avait retrouvé dans un caniveau, c’était sa vie, c’était lui, c’était comme ça. Alors oui, la prison actuelle n’a pas de raison d’être, tout est à changer, c’est ignoble tout ce qu’ils vivent. Mais quand je vois l’homme qu’il est aujourd’hui, je me dis que c’est comme si la vie lui avait donné une seconde chance. Oui, il est passé par d’horribles chemins de traverse. Quand je le vois découvrir des gens, s’ouvrir au monde, je me dis que tout ça, il ne l’avait pas vécu avant et je me dis qu’il nous reste encore beaucoup de choses à vivre.
Active dans toute la Suisse romande, la Fondation REPR (Relais enfant parents romands) soutient les familles, les proches et les enfants de détenus. L’association remplace en 2012 l’initiative Carrefour-Prison née en 1995 à Genève. Composée d’une dizaine de professionnels et d’une soixantaine de bénévoles, le REPR accompagne les enfants et les familles au parloir dans leur relation avec leur parent détenu. La Suisse compte à ce jour 6943 personnes incarcérées.