«Hold-up», un coup de force complotiste
Numérique
Un documentaire français, sorti cette semaine, profite du chaos de la crise sanitaire pour avancer des allégations douteuses. Un nouveau palier dans la propagation des théories complotistes

Des intervenants à l’air grave s’expriment devant un fond noir, leur discours est accompagné d’une sombre mélodie. Le documentaire Hold-up respecte les codes du genre, lui donnant l’allure d’une enquête implacable. Ce film de 2h43, d’abord commercialisé sur Vimeo avant de se répandre gratuitement sur le web, prétend révéler une «manipulation» mondiale de la crise sanitaire. Un succès immédiat sur les réseaux sociaux, et l’engouement se confirme sur le plan économique: une campagne de financement participatif a permis de récolter près de 183 000 euros sur la plateforme Ulule, soit plus de 197 000 francs. A cette somme s’ajoute une deuxième levée de fonds de 100 000 euros sur Tipee, une opération qui n’a pas encore été validée par les responsables du site. De quoi assurer la viabilité du projet et drainer une large audience.
«Le pitch initial était principalement positionné sur le mode «d’autres voix sont possibles» et le propos s’est politisé au fur et à mesure de la campagne. Avec le succès que l’on sait», regrette sur Twitter Alexandre Boucherot, directeur de Ulule, qui annonce reverser «l’intégralité de la commission perçue» par son entreprise à une association de défense de l’information. Cet objet polémique suscite un profond malaise. Hold-up vient répondre à une angoisse nourrie par le chaos de la pandémie. Dans cette période difficile, les autorités publiques tergiversent et annoncent des mesures lourdes et impopulaires, comme le confinement ou le port obligatoire du masque. «Pourquoi en quelques semaines la population s’est retrouvée prise en otage par des discours contradictoires de scientifiques?» se demande la voix off du documentaire dans l’introduction.
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«Grande réinitialisation»
Une thèse conspirationniste se dessine pour répondre à cette interrogation suspicieuse. «On a l’impression de vivre une expérience de psychologie sociale en visionnant ce film. C’est un millefeuille argumentatif pour provoquer un effet de sidération ou de colère, cela va de la gravité de la pandémie à l’arrivée d’un nouvel ordre mondial», analyse Mathias Girel, maître de conférences en philosophie à l’Ecole normale supérieure et spécialiste du sujet. A en croire le documentaire, le Forum économique mondial, qui se tient chaque année à Davos, utilise le Covid-19 dans le cadre d’un plan machiavélique pour «soumettre l’humanité». Nom de l’opération: le Great Reset («Grande Réinitialisation» en français). Une interprétation fallacieuse de l’initiative de Klaus Schwab, président de l’organisation internationale, que ce dernier présentait dans une tribune publiée en juin dans Le Temps. Il s’agit, en quelques mots, d’un appel à une refonte du capitalisme en misant sur l’égalité, la durabilité et l’innovation.
Pour nourrir leur thèse, qui mêle nanoparticules, cryptomonnaies et 5G, les producteurs du film, TProd et Tomawak, ont sollicité près de 40 figures controversées, à l’image de l’anthropologue genevois Jean-Dominique Michel, qui a obtenu un gain de notoriété à la faveur de la crise. «Sans fard, détour ni faux-semblant, le documentaire plonge au cœur des turpitudes qui organisent ce désastre et ce casse du siècle. Certaines questions restent bien sûr ouvertes, mais les spécialistes se régaleront de la rigueur documentaire du travail de Pierre Barnérias», commente-t-il sur son blog hébergé par la Tribune de Genève. L’homme mentionné dans son texte est un ancien journaliste français et réalisateur de plusieurs films confidentiels sur la foi, la fin de vie et «l’au-delà».
Connexion genevoise
Dans son documentaire sulfureux, on trouve également Astrid Stuckelberger, spécialiste du vieillissement, qui avance l’hypothèse d’un secteur pharmaceutique s’enorgueillissant de la courbe ascendante du nombre de contaminations: «Leur politique, c’est plus on a de malades, plus on est riches, n’arrêtons pas la maladie.» Une lourde accusation lancée par celle qui enseigne à la Faculté de médecine de l’Université de Genève sous le statut de privat-docent. «Elle n’est pas rémunérée, comme le veut cette fonction, et n’a donné aucun enseignement à la Faculté de médecine depuis la rentrée académique 2017», précise le service communication de l’Unige. Son visage apparaît également dans une récente vidéo d’Ema Krusi, une entrepreneuse genevoise connue pour son opposition au port du masque et dont le nom est mentionné dans les remerciements du documentaire Hold-up, signe d’un lien fort avec la bulle sceptique genevoise.
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Une constellation d’individus à la pensée semblable. Pourtant, le producteur Christophe Cossé plaide le hasard. «Il n’y avait absolument aucune intention, aucun calcul de notre part, assure-t-il dans un article de Libération. On a donné la parole à des gens qui avaient besoin d’une tribune.» Un écho à l’effet délétère, dénonce Thomas Huchon, réalisateur du documentaire Infodemic sur la mécanique du complotisme en temps de crise sanitaire: «Dans une société qui se porte bien, un tel film ne devrait pas fonctionner. C’est un coup de force qui repose sur un terreau favorable, celui de la défiance et du mépris envers les institutions.» Le journaliste s’inquiète de «l’avènement» d’une production soignée et à la portée dévastatrice. «Grâce à l’argent récolté, les auteurs pourront financer des publicités sponsorisées afin de promouvoir leur documentaire sur les réseaux sociaux. On peut parler de cercle vertueux du vice. Ce qui se passe en France est sidérant, on est chez les malades», lance-t-il, effaré par cette nouvelle actualité dans un domaine qu’il suit de près.
Un palier semble franchi dans l’Hexagone. L’une des sociétés de production, Tomawak, réalise l’émission historique La carte aux trésors sur France 3, comme si les théories fumeuses sortaient subitement de leur confidentialité pour gagner en légitimité. Plusieurs politiciens promeuvent également le documentaire, tandis que Philippe Douste-Blazy, ancien ministre français de la Santé sous Jacques Chirac, intervient directement dans le film, l’obligeant à une mise au point sur les réseaux sociaux: «Je n’ai pas vu ce film et s’il y a le moindre caractère complotiste, je veux dire le plus clairement possible que je m’en désolidarise.» Un phénomène baptisé «infodémie» par l’Organisation mondiale de la santé, elle-même cible des complotistes.