Comment se fait-il que le Danemark, pays au soleil rare et aux impôts élevés, arrive en tête du classement des pays les plus heureux selon les Nations unies? Bien sûr, il y a l'Etat providence, qui «réduit les risques, l’insécurité et l’anxiété parmi les citoyens», observe Meik Wiking, directeur de l'Institut de recherche sur le bonheur à Copenhague. Le welfare state y est pour quelque chose, mais il n'explique pas tout, car les autres pays scandinaves partagent ce modèle. Si les Danois sont plus heureux que leurs voisins, c'est à cause du hygge.

Ce terme, emprunté au norvégien mais devenu un mot fétiche en danois, est entré en plein boum global en 2016, comme le révèlent les courbes de Google Trends. Hygge (prononcez «hu-gueuh») désigne une forme de bonheur qui implique un cadre chaleureux, une débauche de bougies, des nourritures grasses et/ou sucrées, un tout petit nombre d'amis, ainsi que le rejet de quelques poisons de l’époque, tels que l'attitude bling et les réseaux sociaux du Web. Après s’être exporté dans le monde anglophone (25 livres sur le thème parus ou prévus en 2016), le mot envahit la francophonie, avec deux traités de «hyggitude» publiés cette semaine en français. Mais qu'est-ce que c'est? Comment l'acquiert-on? A-t-il des effets secondaires indésirables? Voyons un peu.

Une défaite salutaire

Le hygge est avant tout «une atmosphère», écrit Meik Wiking, directeur de l'Institut de recherche sur le bonheur à Copenhague, dans Le Livre du Hygge. C'est «le sentiment qu'on est en sécurité, à l’abri du monde, et qu'on peut baisser la garde». D'autres langues ont des concepts proches: l'allemand Gemütlichkeit, l'anglais cosiness, le franglais «cosy» ou «cocooning»… Ce qui est foncièrement danois, c'est «à quel point nous nous focalisons là-dessus, y voyant un trait qui définit notre identité». Cela se rattache au climat, par rapport auquel le hygge est «une stratégie de survie». Cela se rattache à l'histoire, aussi. Lorsque l'Empire danois s'émiette, au XIXe siècle, et que le pays perd ses possessions en Allemagne, Islande, Suède et Norvège, «les Danois ont commencé à s'identifier avec la petitesse», explique Louisa Thomsen Brits, auteure du livre Hygge. La défaite militaire «n'est pas déplorée comme une perte, mais célébrée comme un gain». Dorénavant, les Danois «accordent une signification essentielle à l'espace intérieur».

Exemple: «Un jour, peu avant Noël, je passais le week-end dans une vieille cabane avec quelques amis, raconte Meik Wiking. Nous étions fatigués après une balade, un peu assoupis, assis autour de la cheminée en gros pulls et chaussettes en laine. Les seuls bruits étaient ceux du pot-au-feu qui mijotait, des bûches qui crépitaient et de l'un d'entre nous qui sirotait une gorgée de vin chaud. Tout à coup, quelqu'un rompt le silence pour demander: est-ce qu’on peut imaginer un instant plus hygge que celui-ci? Après un nouveau silence, quelqu'un répond: oui, s’il y avait une tempête de neige dehors. Tout le monde a acquiescé.»

L'empire de la cire

«Le moyen le plus rapide d’atteindre le hygge consiste à allumer des bougies», reprend Meik Wiking. Avec six kilos annuels par personne, le Danemark chapeaute le hit-parade européen des brûleurs de cire, devant l'Autriche, qui en consomme la moitié. On ne parle pas de bougies parfumées: «Elles sont considérées comme artificielles; les Danois préfèrent des produits naturels et bio». Paradoxe: les bougies dégagent «davantage de microparticules que les cigarettes, la cuisine ou les gaz d'échappement». Mais, «bien que le Danemark soit un pays très réglementé, il n'y a pas d’avertissement sanitaire sur les bougies». Le hygge implique en effet de faire «un break par rapport aux exigences de la vie saine»: selon le Rapport annuel sur l'industrie de la confiserie, chaque Danois consomme 8.2 kilos de sucreries par an, le double de la moyenne continentale.

Revenons à la lumière. «Notre obsession de l’éclairage vient du manque de lumière naturelle entre octobre et mars», avance l'expert en bonheur. Voilà pourquoi des Danois tels qu'Arne Jacobsen et Verner Panton figurent parmi les créateurs de lampes les plus aimés de la planète. Le halo se doit d'être chaud, ambré, comme dans les créations du pionnier Poul Henningsen, né en 1894, qui prit la douceur des lampes à pétrole de son enfance et l'acclimata à l'âge électrique. Parler de hygge, on le voit, conduit inévitablement les Danois à évoquer l'excellence (incontestable) de leur design. Voilà un peuple qui ne perd pas le nord.

«Soft power» de la chaussette

Au-delà des kilocalories et des kilowatts, l'ingrédient le plus incontournable du bonheur est le lien avec autrui. «Dans tout mon travail de recherche, c'est la chose dont je suis le plus certain», assure Meik Wiking. Pas besoin d'en avoir des tonnes: selon 60% des Danois, il faut être trois ou quatre, pas plus, pour être hygge. Il faut en revanche beaucoup de temps pour cultiver les liens. Les heures de travail ne doivent donc pas empiéter pas sur le temps pour soi. «Restez au travail après 17h30, et le bureau sera aussi désert qu'une morgue. Travaillez le week-end, et les Danois penseront que vous êtes fou.»

Il y a donc des éléments à priser et d'autres à éviter. «Se vanter de ses accomplissements et exhiber sa Rolex est considéré comme étant de mauvais goût, ça casse le hygge. Plus c'est bling, moins c'est hygge.» Ambivalence: avec son insistance sur le «fait maison» opposé aux produits industriels, «le hygge pourrait être mauvais pour le capitalisme, bien qu'il soit bon pour votre bonheur personnel», note Meik Wiking. En réalité, le concept n'est pas incompatible avec le marketing de certains produits danois rayonnant de «hyggitude», allant du design d'objets et de vêtements à la musique d'Agnes Obel, en passant par le polar en pull-over de la série TV Forbrydelsen (The Killing). Selon Jordan P. Howell et Todd Sundberg, géographes à l'Université Rowan du New Jersey, l'aura du hygge serait même utilisée par l'Etat danois pour attirer des talents étrangers et pour avoir un poids sur la scène diplomatique. Exemple marquant de cette stratégie géopolitique basée sur l'attraction culturelle qu'on a pris l'habitude d'appeler soft power.

«Dark side» et rumeurs suicidaires

Le hygge a enfin un côté obscur. Il peut être impénétrable: «Les Danois ne sont pas très bons pour inviter de nouvelles personnes dans leurs cercles d'amis», constate Meik Wiking. Il conduit parfois à justifier n'importe quoi, comme dans ce bistrot de Copenhague «où le café coûte cinq euros et a un goût de poisson, mais où je vais tout de même parce qu'il y a une cheminée qui le rend hygge».

Ce dark side explique-t-il le fait que le taux de suicides au Danemark est très élevé? Minute. Contrairement à la rumeur, les Danois ne se suicident pas tant que ça. Dans le classement de l'Organisation mondiale de la santé, rangeant les pays selon la fréquence de cet acte, le Danemark occupe la 82e position, bien après la France ou la Belgique, juste après la Suisse (autre pays au top du bonheur selon les études), pile au milieu. Pourquoi n'est-il pas tout en bas de ce triste ranking? «Il est plus dur d’être malheureux dans une société qui est par ailleurs heureuse», répond Meik Wiking, car l'évaluation de son propre bonheur se nourrit de la comparaison avec autrui. Pour évaluer les effets de la comparaison constante entre soi et les autres, le chercheur a conduit une expérience, amenant des sujets à passer une semaine sans se connecter aux réseaux sociaux en ligne. Résultat? «Tous les indicateurs du bonheur étaient sensiblement accrus.» Comme quoi, le bonheur ne s'instagramme pas.


A lire

Meik Wiking, «Le Livre du Hygge. Mieux vivre, la méthode danoise» (Editions First, 288 p.).

Louisa Thpmsen Brits, «Hygge. L'art du bonheur à la danoise» (Robert Laffont, 192 p.).

Jordan P. Howell, Todd Sundberg, «Towards an Affective Geopolitics: Soft Power and the Danish Notion of Hygge», dans «Environment, Space, Place», automne 2015 (Zeta Books).