De manière frontale ou insidieuse, le Covid-19 a changé leur mode de vie, bousculé leurs projets professionnels ou fait naître une passion inattendue. Toute cette semaine, cinq Romands nous racontent les dessous de ce grand bouleversement, entre espoirs, joies et appréhensions.

Les épisodes précédents: 

«Un smoothie «lulo», camarade?» A Bogota, dans cette capitale pieuvre où elle a grandi, Ilse Bahnsen commandait presque toujours un smoothie «lulo» – «narangille» en français – ce fruit rare sous nos latitudes, qui ressemble à une tomate orange. C’est le goût de son adolescence. Alors, quand la jeune femme, native de Cali, architecte de formation, a ouvert le 1er juillet passé à Fribourg un atelier de bien-être, elle l’a appelé Lulo. Ce nom est un parfum et un talisman.

Vous êtes justement au pied de son nid, rue de la Fonderie, tout près du Fri-Son, cette boîte à musiques, tout près aussi du Bilboquet, ce cabaret où on s’enivre de poésie. Ilse Bahnsen vient vous chercher sous le porche du bâtiment et vous grimpez avec elle les escaliers d’un désir qui s’est concrétisé. Par la fenêtre, au troisième étage, on admire la cheminée rouge tuile d’une usine ancienne qui règne, comme un phare, sur des toits flegmatiques comme des navires à quai.

Cette cheminée qui regarde les crêtes bleutées dans le lointain est une tour de guet. Ilse Bahnsen vous introduit dans son pigeonnier. Une salle qui tient du cabinet et du bureau, où tout appelle au calme. C’est là qu’elle organise, depuis quatre semaines, des ateliers de cuisine et de nutrition; là qu’elle dispense des conseils pour remettre le corps en ordre de marche.

Exorciser la déprime

Ilse Bahnsen, 30 ans, n’est ni thérapeute ni gourou. Elle aspire à l’harmonie. Comme beaucoup, elle l’a trouvée dans l’Ashtanga vinyasa yoga. Comme beaucoup, elle estime que des nourritures choisies chassent les toxines de la déprime. Ses pratiques, elle les cultivait pour elle, jusqu’à ce que le Covid-19 balaie les frontières des certitudes. Quand elle se retrouve condamnée à arpenter son petit appartement fribourgeois, elle décide de leur donner une nouvelle extension. Pour ne pas céder à la neurasthénie, avoue-t-elle.

Ce virage, elle vous le raconte assise en tailleur dans un fauteuil bleu, derrière un bureau à l’élégance zen. Derrière vous, une chaise incurvée comme chez le psy invite le volontaire à se délester du poids du jour. Ilse Bahsen est assortie au décor: tout est posé chez elle. Si son atelier relève encore de l’esquisse, il repose sur une charpente.

A-t-elle pour autant rompu avec sa vie d’avant, celle qui consiste à mener des recherches en tant que collaboratrice scientifique à la Haute école d’architecture et d’ingénierie de Fribourg? «Je n’ai pas abandonné cette activité, mais j’ai réduit mon temps de travail à 60% pour partager des disciplines qui m’ont aidée à trouver un épanouissement au milieu des turbulences du coronavirus. Pendant le semi-confinement, j’ai intensifié ma pratique du yoga, j’ai même donné quelques cours en ligne avec une amie, et j’ai poursuivi ma formation de coach en nutrition.»

Douée pour tout

Augmentation du champ du désir. «Constater que je pouvais aider d’autres personnes à travers les compétences que je suis en train d’acquérir m’a donné une force incroyable.» Ilse Bahnsen rejette les rôles figés. Adolescente, dans sa chambre à Bogota, elle s’entoure de livres. Elle lit Le Parfum de Patrick Süskind, qu’elle ne comprend pas, dit-elle, mais qui la transporte. Elle poursuit les étoiles dans un ouvrage d’astronomie. Elle écoute les musiques d’Harro, son père, et d’Agueda, sa mère. Elle est fauve avec Janis Joplin, brumeuse avec Bob Dylan. Elle se remplit aussi de rythmes archaïques descendus des montagnes. Dans ces chansons-là, il y a tout, poursuit-elle: le chagrin et la pitié, l’amour et les déchirures de la guerre.

L’architecture la happe, mais elle ne sait plus très bien pourquoi. Elle est douée pour tout, assure-t-elle, et on la croit. Elle étudie au Mexique d’abord. Puis rallie Fribourg, pour une année, pense-t-elle, le temps d’apprendre le français. Dix ans ont passé: elle a travaillé à Berne dans un bureau d’architectes; elle a découvert en 2015 qu’elle était atteinte d’endométriose, maladie gynécologique particulièrement douloureuse; elle est tombée amoureuse d’un photographe; elle s’est mise à danser la salsa; elle a apprivoisé des tourments qu’elle avoue à demi-mot. Surtout, elle n’a jamais voulu être enfermée dans une identité, fût-elle professionnelle. «Je ne suis pas architecte, j’ai fait des études d’architecture.»

Cette mobilité, géographique et intellectuelle, elle la doit sans doute à ses grands-parents allemands qui ont migré en Colombie. Elle la doit surtout à Harro et à Agueda. Ils ont étudié l’économie. Le premier a longtemps travaillé dans des banques, la seconde dans les télécommunications. Il y a quelques années, ils ont perdu leur emploi. Histoire de se refaire, ils se sont établis au Guatemala et ils ont ouvert un salon de toilettage pour chiens. «Ma mère détestait les animaux; aujourd’hui, elle peut parler des heures de leur nourriture. Mes parents ont recommencé plusieurs fois leur vie. Grâce à leur exemple, j’ai moins peur devant l’imprévu.»

Affronter l’incertitude

A vrai dire, elle a intégré depuis longtemps l’incertitude. Le quotidien à Bogota était scandé par des annonces d’enlèvements. Les soldats dans la rue rappelaient que la guerre entre les FARC et les autorités couvait toujours. «Le danger, on le sentait, on y était habitué. Toutes proportions gardées, c’est un peu la situation que le Covid-19 nous a imposée: on ne sait pas de quoi sera fait le lendemain.»

Le futur de l’Atelier Lulo, elle l’imagine pourtant avec précision. Elle voudrait un espace plus grand, avec une cuisine, une salle de yoga. Elle voudrait aussi que des yogis chevronnés, des experts en nutrition la rejoignent pour dispenser leurs lumières. Elle a gagné en liberté, souffle-t-elle, c’est le fruit paradoxal d’une ère de contraintes. «S’il y a une deuxième vague, je sais que j’ai des outils pour affronter l’incertitude.»

A la sortie, on salue la cheminée rouge, cette dague insolente qui pourfend le ciel brûlant. C’est un décor hors de tout, matériel et métaphysique, comme une toile surréaliste de Giorgio De Chirico. On a alors une irrésistible envie d’un smoothie «lulada», c’est comme ça qu’on dit à Cali. La pulpe acide, mais tellement fraîche, du renouveau.


Lulo, Atelier de bien-être